REPORTAGEJungle, la start-up qui tente de faire grandir les fermes verticales

Agriculture : Depuis Château-Thierry, Jungle tente de trouver une place aux fermes verticales

REPORTAGEA 100 km de Paris, la start-up Jungle fait pousser des aromatiques, des micropousses et des salades dans un hangar, sur 10 mètres de haut. Principal avantage : une productivité décuplée. Une agriculture amenée à se développer ?
Un étage de basilics sorti d'une des tours de production de Jungle à Château-Thierry (Aisne). La start-up tente de développer le concept des fermes verticales en France
Un étage de basilics sorti d'une des tours de production de Jungle à Château-Thierry (Aisne). La start-up tente de développer le concept des fermes verticales en France - / Photo Diane Moyssan / Jungle
Fabrice Pouliquen

Fabrice Pouliquen

L'essentiel

  • Du basilic, du persil, du wasabi, de la laitue… A Château-Thierry, à 100 km au nord-est de Paris, la star up Jungle cultive herbes aromatiques, micropousses et salades dans des tours de 10 mètres de haut, sous un hangar.
  • Si ce modèle de production est encore très embryonnaire, ces fermes verticales se développent petit à petit en France. Leur atout : produire beaucoup sur de petits espaces, avec peu d’eau et sans pesticides.
  • Leur principal défaut : leur consommation d’énergie. Mais la filière est toute nouvelle et a une belle marge de progression, assure Gilles Dreyfus, cofondateur de Jungle. D’autres en doutent.

Il y a des fermes dont les champs s’étendent jusqu’à l’horizon. Chez Jungle, il faut lever la tête pour se faire une idée de la taille de l’exploitation. Mais avant toute chose, vous devez enfiler une charlotte et une blouse blanche, puis entrer dans un hangar comme il en existe tant dans les zones industrielles.

Jungle a pris ses quartiers à Château-Thierry (Aisne), à une centaine de kilomètres au nord-est de Paris. Depuis 2019, la start up cofondée par Gilles Dreyfus et Nicolas Seguy y produit des herbes aromatiques (basilic, persil, coriandres…) , des micropousses – ces plantes récoltées très jeunes dont raffolent les chefs cuisiniers (moutarde, wasabi…) - et des salades (laitue, roquette).

Hydroponie, leds horticoles et capteurs

Ces plantes poussent dans des bacs qui se superposent pour former des tours de 9 mètres de haut. Six fonctionnent à ce jour. Elles sont disposées par paires, entre lesquelles monte et descend un robot suivant les instructions qu’on lui donne. Ne cherchez pas de terre, « on est en hydroponie, explique Gilles Dreyfus. L’eau, mélangée à des sels minéraux et nutriments, apporte aux racines ce qu’elles trouvent habituellement dans la terre. »

C’est le premier pilier sur lequel s’appuie Jungle. Les leds horticoles, qui baignaient les cultures dans une lumière violette le matin de notre visite, sont le deuxième. « On l’oublie, mais le soleil, ce sont sept couleurs qui donnent 21 pigments quand on les combine, reprend Gilles Dreyfus. Nous jouons sur cette palette pour apporter à la plante le spectre qui lui convient le mieux tout au long de sa croissance. » Enfin, il y a le climat. Une cinquantaine de capteurs contrôlent en permanence l’humidité, la concentration de CO2, le renouvellement de l’air et tout un tas d’autres facteurs.

Productivité décuplée

L’optimisation de ces paramètres est mise au service du goût et de la qualité nutritionnelle, assure Gilles Dreyfus. Elle permet aussi d’accroître grandement la productivité, et donc de viser la rentabilité. « Pour le basilic, contre trois à quatre récoltes annuelles en pleine terre, nous en avons quatorze » illustre-t-il. Chaque tour produit 20 tonnes de végétaux chaque année, qui garnissent les rayons de Monoprix, Grand Frais, Carrefour ou Intermarché.

Cette agriculture verticale est encore très embryonnaire en France. A peine une dizaine d’entreprises la développe, dont l’Allemand Infarm, qui a franchi le Rhin en 2018 et installe ses potagers verticaux sur les sites de distributeurs partenaires. Comme à Nanterre, avec Metro. « Mais d’autres projets ont périclité, comme Agricool, ou ont revu leur modèle* », signale Christine Aubry. Cette chercheuse à l’Inrae, spécialiste de l’agriculture urbaine**, est très réservée sur ces fermes verticales. « Surtout lorsque les start-up qui les portent promettent de révolutionner l’agriculture et de résoudre notre problème de souveraineté alimentaire ».


Dans le hangar de Jungle, les bacs de cultures se superposent pour former des tours de neuf mètres de haut.
Dans le hangar de Jungle, les bacs de cultures se superposent pour former des tours de neuf mètres de haut. - / Photo Diane Moyssan

Peu pertinent pour la production de nourriture ?

Christine Aubry liste tout de même quelques niches où cette agriculture verticale aurait une carte à jouer. « Le domaine spatial, en vue des missions longues qui se préparent vers la Lune et Mars, commence-t-elle. Mais aussi la pharmacie ou la cosmétique, des filières qui peinent à s’approvisionner sur les plantes qui les intéressent et souvent cultivées à l’autre bout du monde. »

En revanche, pour la production de nourriture, la chercheuse peine à voir le plus de l’agriculture verticale. « Peut-être au Japon, à Singapour et dans d’autre pays très urbanisés avec très peu de terres autour », tempère-t-elle. Ce n’est pas le cas en France. « Nous avons quantité de sols disponibles et ce sont les moins chers d’Europe », rappelle Etienne Gangneron, vice-président de la FNSEA, premier syndicat agricole français.

Surtout, cultiver sur ces terres nécessite très peu d’énergie, hormis celle gratuite du soleil, ajoute-t-il. C’est, à l’inverse, la principale critique faite à l’agriculture verticale, « d’autant plus forte aujourd’hui que les prix de l’énergie s’envolent et qu’on n'a jamais autant parlé de sobriété », ajoute Christine Aubry.



Des fermes verticales à ne pas enterrer trop vite ?

« Nos consommations d’énergies représentent 30 % de nos coûts de production », concède Gilles Dreyfus. Mais le cofondateur de Jungle invite à ne pas oublier les atouts de l’agriculture verticale « On se passe de pesticides et on consomme peu d’eau, un gros enjeu demain ». Surtout, le modèle est encore tout jeune et la marge de progression importante. « Nos prochaines fermes seront équipées des panneaux solaires qui couvriront 80 % de leurs besoins, promet Gilles Dreyfus. Nous avons bon espoir également de baisser nos coûts de productionn et donc notre consommation d’énergie. » Jungle en fait même un impératif pour s’ouvrir à des cultures non rentables actuellement. « Les concombres, les aubergines, les poivrons, les piments…, liste Gilles Dreyfus. Bref, tout ce qui n’est ni trop haut, ni trop large ».

Pour autant, Jungle se défend de vouloir renverser l’agriculture traditionnelle. « Nous sommes une des solutions complémentaires, en se concentrant par exemple sur des cultures qu’on importe essentiellement aujourd’hui », expose Gilles Dreyfus. Pourquoi pas même installer ces fermes verticales sur les exploitations des agriculteurs, en leur permettant ainsi de diversifier leurs revenus ? C’est le nouveau modèle économique sur lequel mise Jungle. « L’idée, à terme, est de vendre nos tours à des clients et d’assurer pour eux la maintenance, la formation et tout ce qu’il faut pour produire », déroule l’entrepreneur.

La pharmacie et la cosmétique avant l’alimentation ?

Christine Aubry et Etienne Gangneron doutent que des agriculteurs investissent un jour dans de telles tours. Gilles Dreyfus dit, lui, avoir de bons retours de la profession, même s’il table plus sur 2025 pour la signature de premiers contrats. En attendant, Jungle est bien décidé à grandir. A Château-Thierry, huit nouvelles tours doivent entrer en production d’ici à cet été. « Et nous cultivons de plus en plus des végétaux pour la pharmacie et la cosmétique, très demandeuses effectivement », précise l’entrepreneur. Voilà comment Jungle s’est retrouvé impliqué dans la création du premier parfum à base de muguet naturel qui doit sortir ce printemps. « Dans la nature, son cycle de floraison est trop court pour être utilisé à cette fin, raconte Gilles Dreyfus. Nous avons réussi à lever cet obstacle dans nos fermes. »

* Christine Aubry cite la cité maraîchère de Romainville (Seine-Saint-Denis), portée par la ville. « Le projet, qui visait au départ, essentiellement à produire des fruits et légumes pour les habitants alentours, a plus aujourd'hui une vocation pédagogique, avec des ateliers autour de l'agriculture, notamment pour les scolaires », explique la chercheuse.

** L’Inrae est l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. Christine Aubry y était chercheuse jusqu’au 1er janvier avant de partir en retraite. Elle reste directrice d’une chaire partenariale Inrae/AgroParisTech sur l’agriculture urbaine.