INTERVIEW« La santé des océans est très liée à la nôtre », alerte Dona Bertarelli

Trophée Jules Verne : « La santé des océans est étroitement liée à la nôtre », alerte Dona Bertarelli

INTERVIEWA la tête d’un équipage de 11 personnes avec son mari Yann Guichard, à bord de Sails of Change, Dona Bertarelli rêve du Trophée Jules Verne. Une ambition avec laquelle elle souhaite conjuguer son engagement pour les océans
Dona Bertarelli,  à bord du maxi-Trimaran Sails of Change
Dona Bertarelli, à bord du maxi-Trimaran Sails of Change - Jacques Vapillon / Sails of Change / Sails of Change
William Pereira

Propos recueillis par William Pereira

L'essentiel

  • Le maxi-trimaran Sails of Change, le plus grand au monde, vise le trophée Jules Verne, toujours détenu par Francis Joyon
  • Mené par Dona Bertarelli et Yann Guichard, le voilier naviguera sans énergie fossile à son bord, ni sponsor sur ses voiles, qui affichent en revanche en grand le message « 30x30 » faisant référence à la proposition phare adoptée à l’issue de la dernière COP15
  • Dona Bertarelli revient, pour 20 Minutes, sur la portée écologique et sportive du projet

Allier sportif et grande cause du siècle, voilà le pari de Sails of Change, en quête d’un exploit majeur sur les océans du Globe. L’équipage mené par Dona Bertarelli et son mari, Yann Guichard, se lance dans une quatrième tentative de conquête du trophée Jules verne (record du tour du monde à la voile en équipage et sans escale). Ou du moins, espère se lancer. Pour le moment, le maxi-trimaran est en stand-by. Tout le monde attend la fenêtre météo parfaite afin de réaliser une descente record de l’Atlantique et semer Francis Joyon, par la suite implacable dans les mers du sud.

Si par miracle, cette fenêtre météo parfaite venait à s’ouvrir avant la fin de la saison (2-3 semaines), le voilier sans sponsor ni énergie fossiles pourra se lancer dans sa circumnavigation. Avec un slogan affiché en grand : « 30x30 », faisant référence à la proposition phare adoptée lors de la dernière COP15 biodiversité (préserver 30 % de la surface du globe à l’horizon 2030). Egalement conseillère spéciale de la CNUCED (organe subsidiaire de l’Assemblée générale des Nations unies) pour l’économie bleue et femme d'affaire, milliardaire de surcroît fortune estimée à 4,7 milliards de dollars), Dona Bertarelli évoque pour 20 Minutes la double portée du projet.

Vous êtes toujours en stand-by en vue de ce trophée Jules Verne. Qu’est-ce qui vous empêche de vous lancer dans ce tour du monde ?

Les fenêtres météo qui se présentent à nous sont toujours très bonnes jusqu’à l’Equateur. Malheureusement l’enchaînement pour arriver au Cap de Bonne-Espérance en avance, en tout cas sans retard par rapport au record de Francis Joyon, c’est-à-dire aux alentours de 12 jours, ne nous offre pas vraiment de garanties. Le record est tellement difficile, il y a tellement peu de place pour l’améliorer… On sait que Francis a été lent sur la partie de l’Atlantique, qui est le seul tronçon du tour du monde sur lequel on peut choisir notre départ. On veut mettre toutes les chances de notre côté en refusant de prendre du retard sur ce tronçon et même faire mieux, parce qu’on sait qu’on peut faire mieux. En revanche après, [Joyon] a connu un enchaînement extraordinaire dans l’océan indien et dans le Pacifique. Je peux comprendre que les gens qui nous suivent, les passionnés de voile et d’aventure, se demandent pourquoi on ne part pas. Mais on s’est fixé un objectif, et tant qu’on n’a pas une météo qui nous amènera aux alentours des 12 jours au Cap de Bonne-Espérance, on estimera la fenêtre insuffisamment bonne pour partir.

Sachant qu’après ces 12 premiers jours, il faudra un minimum de chance dans les mers du Sud...

Exactement. Le pari fait partie de ce record, et c’est pour ça que ce record est magnifique. On ne peut pas tout contrôler, c’est très long. Mais partir avec un handicap dès le début, ça serait un but contre son camp dès le coup d’envoi.

Il y a le record mais aussi la portée environnementale du projet. Comment allez-vous gérer cette double-casquette ?

Assez naturellement. En 2015 sur le dernier tour du monde, je répondais à des questions sur l’environnement, sur ce qu’on voyait, sur la faune aquatique et les oiseaux, la biodiversité. Là, on a vraiment voulu conjuguer cette passion pour l’océan et l’environnement avec notre programme sportif. C’est pour ça que le programme de notre fondation Sails of Change fait partie intégrante du défi sportif. Je vais m’appliquer à faire vivre tout cela au mieux. Les passionnés de sport auront toujours les informations sportives sur le record, sur l’aventure humaine de l’équipe sportive, tout en gardant une dimension environnementale et océanique. On va parler des enjeux climatiques, de la santé des océans, étroitement liée à notre propre santé. Quelque part c’est mon travail, ce sont des sujets que je connais bien, ce ne sera pas compliqué.

« Le défi sera de donner suffisamment de sportif aux gens qui s’intéressent au sportif, de ne pas les dégoûter en ne leur donnant que de l’environnement tout en essayant de les amener sur ces sujets s’ils ne le sont pas déjà. Tout sportif qui aime la nature comprend qu’il lui faut une nature saine, un air sain, de l’eau saine pour pouvoir pratiquer son sport. J’espère que les gens y seront réceptifs. »

Dans quel état sont les océans ? Que voit-on quand on navigue au large ?

Qu’il y a peu de fenêtres météo et que celles-ci sont atypiques. La météo qu’on a observée ces deux dernières années n’est pas celle que l’on connaissait il y a une dizaine, une quinzaine d’années en arrière. On a des hivers plus doux, on a des systèmes pas aussi prévisibles, pas aussi bien calés qu’avant. Ces systèmes sont beaucoup plus extrêmes et violents. Une fois en mer, il est évident que l’on ne voit pas du plastique comme au bord des côtes, mais ça ne signifie pas qu’il n’y en a pas. Le plastique ne disparaît jamais, il se réduit en microplastiques et c’est une des raisons pour lesquelles on amène des outils scientifiques à bord du maxi-trimaran Sails of Change. On a des filtres que l’on changera à peu près toutes les 12 heures qui intéressent les scientifiques, surtout dans les mers du sud, car il y a peu de recherches effectuées autour de l’Antarctique à cause de la difficulté d’accès. On veut voir jusqu’où ces microplastiques polluent nos océans et l’écosystème. On a d’autres capteurs : de dioxyde de carbone, de chlorophylle, de salinité, etc.

Les capteurs de salinité concernent les problématiques de densité des eaux liées à la fonte des glaces ?

Absolument, c’est pour ça que ces capteurs de salinité sont très importants, parce qu’ils peuvent nous instruire sur la manière dont le changement de climat impacte notre météo et les courants océaniques. De même pour le cycle d’évaporation, de précipitations, de fonte des glaces, car tout est lié. On sait que le climat, les températures, le temps qu’il fait, n’est pas seulement une question atmosphérique mais est aussi lié à l’océan. Celui-ci régule les systèmes ne serait-ce que par ses températures et courants. La salinité contribue à ces systèmes.

Pour revenir aux changements observés au large, qu’en est-il de la faune ?

Sur ce que l’on peut observer, une chose m’avait frappée en 2015 et en discutant avec des marins qui ont fait plusieurs fois le tour du monde, c’est de voir moins d’albatros. Normalement, dès qu’on passe certains parallèles, qu’on a dépassé le pot-au-noir et qu’on commence à descendre vers les mers du sud, on cesse de voir les poissons volants au profit d’albatros. Maintenant, il faut attendre pour en voir et on en voit de moins en moins. On voit moins de jeunes [albatros] et d’adultes en grande quantité et il y a plusieurs explications à cela. La principale, ce sont les méthodes de pêche. Enormément d’oiseaux se font prendre dans les filets. Ça pose la question du matériel utilisé par les pêcheurs de la quantité de pêcheurs. Il y a une cinquantaine d’années, il y avait très peu de bateaux, de flottes de pêcheurs capables d’aller dans les mers du sud et d’y rester plus longtemps. Aujourd’hui, la technologie permet le ravitaillement en mer, le déchargement de cargaisons en mer et donc ces bateaux ne quittent jamais ces zones, ce qui fragilise tout un écosystème.

Que peut-on faire dans la course au large pour protéger les océans, avoir un comportement plus éco-responsable ?

La course au large et tous les sports ont un rôle important à jouer pour sensibiliser les fédérations et le grand public sur les enjeux d’un environnement naturel parce que c’est notre terrain de jeu et qu’il faut le préserver. Mais pas seulement pour continuer à en profiter mais parce que les enjeux qui concernent des milliards de personnes qui vivent grâce à l’océan. Par exemple, il y a des millions de personnes pour qui la source de protéine est le poisson. Je ne dis qu’il faut arrêter d’en manger mais il faut pouvoir être conscient que si l’océan va mal, nous, humains, irons aussi très mal. Et je pense que ce lien entre santé humaine et santé des océans n’a pas encore été fait. De la même manière que c’est seulement à la COP 21 de Paris que l’océan est arrivé aux tables des négociations, car le lien entre océans, santé de l’océan et climat n’avait pas été établi. Et encore beaucoup de personnes ne le comprennent pas.

Quel est votre responsabilité en tant que sportifs ?

Communiquer. J’ai également une pensée pour les jeunes qui ont souvent cette éco-anxiété, qui se demandent ce qu’ils peuvent faire et se disent « je ne sers à rien ». Ce n’est pas vrai ! Il faut répéter aux gens : chaque petit effort, même s’il semble ridicule, porte une pierre à l’édifice, afin aussi, de pousser les gouvernements à prendre leurs responsabilités. La France s’est aussi inscrite dans l’objectif du « 30x30 », que l’on soutient, que Sails of Change porte dans ses voiles et sur ses coques, qui consiste à protéger 30 % de l’océan d’ici 2030. Mais il ne suffit pas d’y souscrire. Il faut vraiment qu’on puisse le mettre en œuvre efficacement et que l’on puisse réellement protéger 30 % de l’océan, et le protéger fortement. Il faut se regarder en face, pouvoir inspirer les gens pour qu’ils comprennent les enjeux, qu’ils puissent faire pression sur les gouvernements afin qu’ils appliquent ce qu’ils avaient promis d’appliquer, et que ceux qu’ils ne l’ont pas encore appliqué le fassent.

Qu’en est-il de la « petite pierre à l’édifice » ? Que peut-on faire individuellement pour les océans ?

Nous qui sommes privilégiés, qui pouvons choisir ce qu’on peut manger, a-t-on besoin de manger du poisson ou de la viande tous les jours ? Est-ce qu’on peut faire un effort et en manger un peu moins? Je suis Suisse. Est-ce que je vais avoir besoin de manger du thon alors que certains pays ne disposent que de ça comme source de protéine et qu’il est évident qu’eux doivent continuer d’en consommer ? Etant suisse, ai-je vraiment besoin d’en manger ? Sûrement pas. Chacun doit trouver son juste milieu et faire un effort. En ce qui nous concerne, on partira sans énergie fossile à bord de Sails of Change. On voit que d’un point de vue technologique on peut se permettre de le faire, jamais personne ne l’a fait. Ce serait magnifique que tous les bateaux qui prennent la mer puissent s’équiper de systèmes qui existent aujourd’hui avec des énergies propres et sans embarquer une énergie fossile à bord. Il faut faire des choix.


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