INTERVIEWGuerre en Ukraine : « Aujourd’hui, la Russie mène la bataille de l’opinion »

Guerre en Ukraine : « Aujourd’hui, la Russie mène la bataille de l’opinion mondiale »

INTERVIEWVladimir Poutine continue « d’appliquer à la lettre les principes de propagande que lui ont enseignés le KGB et le FSB », explique David Colon, professeur agrégé d’histoire à Sciences po Paris
Le président russe Vladimir Poutine a tenu un discours lors d'un concert dédié, le 22 février 2023 à Moscou, aux militaires russes participant à la guerre en Ukraine.
Le président russe Vladimir Poutine a tenu un discours lors d'un concert dédié, le 22 février 2023 à Moscou, aux militaires russes participant à la guerre en Ukraine. - Pavel Bednyakov/SPUTNIK/SIPA / Sipa
Emilie Jehanno

Propos recueillis par Emilie Jehanno

L'essentiel

  • Un an après le début de la guerre en Ukraine, « 20 Minutes » est plus que jamais mobilisé pour vous informer sur le conflit. Du 22 au 28 février, la rédaction vous propose des reportages, analyses, témoignages, vidéos, podcasts pour rendre compte du quotidien des civils, de la situation militaire sur le terrain, du jeu diplomatique.
  • David Colon, professeur agrégé d’histoire à Sciences po Paris et spécialiste de la propagande revient, pour 20 Minutes, sur l’enracinement de la doctrine de la désinformation dans l’histoire du pays.

Un an après le début de « l’opération spéciale » en Ukraine, l’invasion russe a aussi mis en exergue la stratégie de désinformation de Moscou. David Colon, professeur agrégé d’histoire à l’IEP de Paris et spécialiste de la propagande, revient pour 20 Minutes sur l’enracinement de cette doctrine dans l’histoire du pays.


David Colon est l'auteur de « Propagande. La manipulation de masse dans le monde contemporain ».
David Colon est l'auteur de « Propagande. La manipulation de masse dans le monde contemporain ». - Alexis Lecomte/Sciences Po

En temps de guerre, à quoi sert la propagande ?

Tous les belligérants recourent à la propagande pour persuader l’adversaire de leurs forces et pour s’adresser aux opinions publiques et les mobiliser en leur faveur, ce sont les deux motivations principales. On distingue différents types de tactiques. Il peut s’agir de communication stratégique : expliquer pourquoi on est en guerre, présenter l’adversaire comme à l’origine du conflit, violant les lois de la guerre etc. Il peut s’agir d’opérations d’information qui visent à intoxiquer l’adversaire à des fins tactiques. Et il peut s’agir de guerre psychologique pour fragiliser la résilience de l’adversaire ou de sa population dans le contexte guerrier.

Peut-on mettre sur le même niveau propagande russe et ukrainienne ?

Non, absolument pas, parce que la propagande russe se caractérise depuis des décennies, au moins un siècle, par le recours systématique à ce que les Russes appellent la maskirovka, la désinformation militaire, et ce qu’ils appellent depuis 1948 la desinformatsiya, c’est-à-dire la désinformation. Celle-ci se caractérise par le recours à des informations fausses ou à des théories du complot pour tantôt semer le trouble ou le chaos chez l’adversaire, tantôt semer la confusion dans les esprits et, ce, à son avantage.

Autrement dit la désinformation est partie prenante de la doctrine russe en matière de guerre de l’information tandis que l’Ukraine, jusqu’à présent, n’a eu nul besoin de recourir de façon systématique à la désinformation dès lors qu’il lui suffit d’attirer l’attention des opinions publiques mondiales sur le sort qui lui a été réservé. Quand deux pays s’accusent mutuellement de s’être envahis, il n’y en a qu’un qui dit la vérité.

Quels sont les principaux narratifs de désinformation russe ?

Les Ukrainiens sont des nazis, la Russie aurait été agressée par l’Otan, l’Otan dispose de laboratoires secrets en Ukraine, etc. La Russie encourage aussi la défiance au sein des sociétés démocratiques en encourageant le scepticisme sous toutes ses formes, en amplifiant tous les mouvements contestataires, sans préférence politique marquée, et cela conduit la Russie à démultiplier les thèmes de désinformation de sa propagande. Elle dispose de relais d’influence qui sont d’autant plus importants en France que notre pays, d’une part, est soumis depuis près de 150 ans à l’ingérence russe et, d’autre part, se caractérise depuis plus d’un siècle par la force de son antiaméricanisme.

En un an de guerre, comment les messages ont-ils évolué ?

Ils n’ont pas évolué, ils sont identiques au type de propagande auquel la Russie recourt depuis un siècle, c’est-à-dire qu’il s’agit d’abord d’une communication stratégique qui vise à dissuader les pays occidentaux de se porter au secours de l’Ukraine, notamment en mettant en avant le thème du risque de l’escalade nucléaire. Et cette communication stratégique a remarquablement bien marché en 2014. Elle continue aujourd’hui de produire ses effets.

La Russie a depuis longtemps mis en œuvre une stratégie de communication qui repose sur le brouillage parfait de la frontière entre l’état de guerre et l’état de paix. Et de ce point de vue là, elle n’a aucun intérêt à sortir de l’incertitude qu’elle a elle-même lancée et exploitée. C’est cette incertitude qui lui a permis de conquérir la Crimée en 2014 sans que les pays occidentaux ne réagissent. C’est cette incertitude qui lui permet aujourd’hui de déployer sa propagande dans les pays occidentaux et, au-delà, en Afrique, en Amérique latine, en Asie avec un certain succès.

Quels sont les relais de la propagande russe ?

La Russie recourt, comme elle le fait depuis au moins un siècle, à différents vecteurs. L’essentiel de la propagande et de la désinformation russe se fait au grand jour de façon transparente, c’est ce que l’on appelle communément la propagande blanche. La diplomatie publique russe se fait le relais de la communication stratégique du Kremlin en même temps que de ses opérations de guerre psychologique, et, ça, c’est très original. Et, si vous prenez le cas de la France, les agences de presse d’abord, les médias ensuite, reprennent systématiquement les déclarations de Vladimir Poutine, de Serguei Lavrov, le ministre des Affaires étrangères, des diplomates russes.



De sorte que la Russie n’a pas besoin de recourir à des opérations particulièrement complexes pour influencer le débat public en France. La propagande russe est ensuite relayée par ses médias internationaux qui, tout en étant interdit de diffusion en France, restent accessibles sur Internet sous certaines conditions. Il y a aussi une manipulation de l’information sur les médias socionumériques, qu’il s’agisse de sites Internet de faux médias, de fausses ONG, de forums de discussion, de plateformes de contenus, de réseaux sociaux, (Twitter, Instagram, TikTok) et les messageries cryptées comme Telegram. Et enfin, la Russie dispose de très nombreux agents d’influence en France : des réseaux d’experts, de militaires, d’anciens espions, de journalistes, de politiques.

Vladimir Poutine a désigné l’Occident comme l’ennemi qui veut « en finir avec la Russie » dans son discours du 21 février 2023. Est-ce le nouvel adversaire après l’Ukraine et le gouvenement « ukronazi » ?

Cette formule n’a rien de neuf. En 2022, il déclarait dans son discours que l’Occident avait essayé après 1990 « de nous enfoncer, de nous achever et de nous détruire pour de bon ». Le terme d’Ukronazis était déjà aussi employé en 2014. Il faut bien comprendre que Vladimir Poutine est un homme du KGB. Il a fait l’essentiel de sa carrière avant l’effondrement de l’URSS dans le contre-espionnage. Il continue d’appliquer à la lettre et avec constance les principes de propagande que lui ont enseigné le KGB, dont il fut officier, et le FSB, dont il fut le directeur.

De mon point de vue, il n’y a aucune forme d’innovation. Les innovations sont de notre côté : ce sont les plateformes socionumériques, leurs outils de ciblage publicitaires dont la Russie s’est servie pour diffuser à grande échelle ses campagnes de désinformation. Et, par conséquent, nous avons servi sur un plateau à la Russie les outils qu’elle utilise pour les retourner contre nous.

Peut-on dire que la Russie a gagné la guerre de l’information ?

Pour déterminer si on gagne ou non une guerre, il faut considérer quels sont les buts de guerre. Le but de guerre initial était le renversement en 72 heures du gouvernement ukrainien pour le remplacer par un gouvernement prorusse. C’était un coup d’Etat, qui a échoué. Maintenant, quel est le but de guerre de la Russie ? Est-il vraiment de s’emparer de l’ensemble de l’Ukraine ? Je ne le crois pas. Est-il, en revanche, d’affaiblir ses adversaires par un conflit gelé et de compter sur le temps qui passe pour faire évoluer les opinions publiques en défaveur d’une aide à l’Ukraine ? Ça, je le crois.


NOTRE DOSSIER SUR LA GUERRE EN UKRAINE

Les sondages publiés le 15 février aux Etats-Unis montrent que le soutien de l’opinion publique aux transferts d’armes et de munitions vers l’Ukraine est passé sous la barre des 50 %. Si l’on regarde le résultat de certaines élections depuis le déclenchement de la guerre, l’attitude de la Turquie à l’égard de l’adhésion de la Suède à l’Otan, l’on voit constamment les signes de petites victoires pour la Russie sur le plan informationnel.

C’est un point extrêmement important, car lorsque vous n’êtes pas capable de gagner la guerre sur le terrain, il vous reste un terrain, celui de l’information, sur lequel vous pouvez gagner. Et ce que mène aujourd’hui la Russie, c’est la bataille de l’opinion mondiale.