Meurtre, trafic et corruption… La vieille garde d’un réseau aux assises

Drogue à Marseille : Meurtre, trafic et corruption… La vieille garde d’un puissant réseau aux assises

PROCèSLes dix accusés auraient géré l’un des points de vente les plus lucratifs de l’histoire des réseaux marseillais et projeté d’autres assassinats. Arrêtés au terme de l’enquête sur un meurtre commis sur l'A55 en 2018, leur procès commence ce mardi
Alexandre Vella

Alexandre Vella

L'essentiel

  • Dix personnes, âgées de 28 à 56 ans, accusées d’appartenir à un puissant réseau de trafic de stupéfiants marseillais sont jugées pour diverses associations de malfaiteurs par la cour d’assises d’Aix-en-Provence.
  • Trois d’entre eux sont directement accusés d’un meurtre commis en février 2017 au terme d’une course-poursuite sur l'A55, autoroute qui relie Marseille à Martigues, point de départ de cette enquête.
  • A la vue des équipements découverts par les enquêteurs et des écoutes réalisées, tous sont accusés d’avoir constitué une association de malfaiteurs qui aurait projeté d’autres meurtres en plus de se livrer à un lucratif trafic de drogue.
  • Mohamed Djeha, dit « Mimo », le chef suspecté de ce réseau et également accusé dans ce procès, demeure introuvable.

Les jurés de la cour d’assises d’Aix-en-Provence disposent de onze jours d’audience pour se forger une conviction. Face à la cour, neuf accusés sont attendus ce mardi, suspectés d’avoir constitué l’un des plus puissants réseaux de trafic de drogue jamais établi sur Marseille. Selon les enquêteurs, ces hommes participaient à la gestion des points de vente des Vieux-Moulin et de Kallisté, mais surtout celui de la Tour K de La Castellane, l’un des plus lucratifs n’ayant jamais existé à Marseille - jusqu’à 80.000 euros par jour. Une tour depuis démolie morceau par morceau à partir de 2019.

Et si seuls trois d’entre eux répondent du chef d’assassinat, tous comparaissent pour diverses associations de malfaiteurs. Pour trafic de stupéfiants évidemment, détention et transport d’armes aussi, mais surtout pour la préparation d’autres crimes dont les suspectaient les enquêteurs, qualification qui leur vaut leur renvoi devant la cour d’assises. Le procès est prévu du 2 au 17 mai.

C’est quoi le début de l’affaire ?

Autoroute A55, 22h40, le 16 février 2017. Poursuivie par une BMW noire, une Twingo blanche arborant des graffitis file à près de 160 km/h sur l’autoroute reliant Martigues à Marseille. Peu après la sortie de Gignac-la-Nerthe, la BMW rattrape la Twingo et se porte à sa hauteur. Des coups de feu retentissent, la Twingo zigzague puis se renverse sur le toit. Un homme descend de la BMW pour finir « le travail ». Porteur d’une arme longue, il exécute le conducteur de la Twingo, avant de rafaler l’arrière de la Twingo, qui prend feu. Les tueurs s’évanouissent dans la nuit et, quelques heures plus tard, deux véhicules BMW, signalés volés, sont retrouvés incendiés du côté de Simiane Colombe et aux Pennes-Mirabeau, sur la route d’Aix.

La victime est rapidement identifiée : il s’agit de Kader Benaicha, 31 ans. Lors de son identification avec prélèvement génétique, les enquêteurs s’aperçoivent que le profil de la victime « match » avec une empreinte relevée sur une autre scène de crime. Celle du meurtre de Mourad Boughanmi, abattu au volant de sa Clio noire dans une cité du 15e arrondissement de Marseille le 24 mai 2016, avec son fils de deux ans à l’arrière. Sur les mêmes scellés de cette affaire, la police relève le profil génétique de Karim Boukhiar, assassiné le 23 février 2017, soit huit jours après le meurtre commis sur l’autoroute.

S’il devait subsister l’once d’un doute quant au fait qu’il s’agissait d’un règlement de comptes pour lesquels les équipes de trafiquants de drogue marseillais ont une triste réputation, cet élément fini de le lever.

Comment les policiers ont fait aboutir l’enquête ?

Comme souvent dans ces affaires, c’est un renseignement anonyme qui met la police judiciaire sur la piste des individus qui sont jugés à compter de ce mardi. Le tuyau provient d’un « sycophante » précise le procès-verbal du policier qui l’a recueilli le 21 juin 2017, quatre mois après les faits mais quatre jours après une tentative d’assassinat commise sur Nabil Boughanmi. Ce sycophante, soit un délateur professionnel selon le terme usité en Grèce antique, indique que Kader Benaicha a été tué par une équipe de malfaiteurs s’articulant autour des frères Boughanemi, cousins de Mourad et Nabil Boughanmi, finalement abattu le 20 octobre 2017. Ce dernier renseigne qu’un certain Jean-Baptiste Fuentes serait également impliqué. Ce meurtre tirerait aussi son origine dans un conflit vieux de dix ans opposant deux clans de narcotrafiquants marseillais : les Djouhoud, équipe à laquelle appartenait Kader Benaicha, et les Boughanemi.

De filatures en sonorisation de véhicules, d’interceptions téléphoniques en écoutes réalisées sur les suspects et leurs entourages, les enquêteurs mettent au jour « une association de malfaiteurs pérenne recourant à l’utilisation de dispositifs de localisations afin de mener leurs actions criminelles », notent-ils. Et pour eux, l’équipe de malfaiteurs n’avait pas encore fini « son ménage ». Ainsi, au cours du mois de janvier 2018, la police passe aux interpellations et la justice met en examen dix personnes avec, dans les cellules de garde à vue, puis de détention, une absence de taille : celle de Mohamed Djeha, dit « Mimo », le « boss » du réseau de La Castellane selon la police. Un individu qui court encore aujourd’hui, très certainement planqué à l’étranger.

Les perquisitions permettent de saisir un véritable arsenal : du matériel d’espionnage et de contre-espionnage, plusieurs armes, des « véhicules de guerre », c’est-à-dire déplaqués, des feuilles de comptabilités, mais surtout de nombreux objets de téléphonie, dont pas mal de téléphones PGP, de type BlackBerry, aux contenus supposés inviolables à l’époque.

C’est essentiellement à partir de l’exploitation de ces derniers que les enquêteurs dessinent « les contours d’une équipe de malfaiteurs de très grande ampleur, impliquée dans le trafic de stupéfiants de haut niveau et les assassinats ».

Qui sont les accusés ?

Ils sont dix, donc, à être accusés dans ce dossier dont l’enquête comporte plus de 400 pages. Mohamed Djeha, leur boss suspecté et âgé de 41 ans, accusé de complicité de ce meurtre en plus des autres qualifications relatives aux associations de malfaiteurs sera sans aucun doute absent. Malik et Karim Boughanemi, 46 et 50 ans, ainsi que Abdelmoumen Mouzaia, 28 ans, les trois individus directement accusés du meurtre de Kader Benaicha, seront déférés de leurs prisons et vraisemblablement présents. Karim Boughanemi avait déjà été condamné à vingt ans pour meurtre par la cour d’assises du Var en 2009. Son frère Malik avait lui aussi déjà goûté aux cours d’assises, condamné à huit ans en 1995, puis à douze ans en 2007 pour des braquages. Malade d’un cancer en rémission, il était en permission de sortie le jour du meurtre qui lui est reproché. Abdelmoumen Mouzaia, le benjamin de ce procès, n’a lui jamais été condamné jusqu’alors.

S’ils ne sont pas mis en examen des chefs de meurtres sur la personne de Kader Benaicha, les six autres accusés, sont poursuivis pour association de malfaiteurs se livrant à un vaste de trafic de stupéfiants et projetant des crimes, en plus de diverses infractions sur la législation des armes ou des délits tels que le recel de véhicules volés et la destruction de preuves.

Ainsi, Abdelghani, le frère jumeau d’Abdelmoumen comparaît libre, sorti de détention en février 2020 après deux ans et demi de prison. Les cinq autres accusés, âgés de 56 à 39 ans, et présentant pour l’essentiel des condamnations sans reliefs au regard des faits reprochés, sont tous sous contrôle judiciaire.

Pourquoi c’est devenu tentaculaire ?

Outre la mise au jour d’une vaste association de malfaiteurs décrite par les enquêteurs, cette affaire a également révélé la puissance de cette équipe qui a entraîné dans sa chute l’ancien bâtonnier du barreau d’Aix-en-Provence. Dans les interceptions téléphoniques et l’exploitation des messageries cryptées des accusés, les enquêteurs se sont aperçus qu’un avocat bien au fait des enquêtes, répondant au pseudo de « Baba » dans les conversations cryptées, avait livré des éléments de l’instruction aux accusés et échangeait directement avec Mohamed Djeha.

Cela conduisait à la mise en examen en février 2020 de Jean-Louis Keita pénaliste réputé, figure du barreau aixois. Celui qui avait défendu, auprès de Jacques Vergès, le jardinier marocain Omar Raddad, a été incarcéré près de trois mois pour ces faits qu’il a nié avec constance. La téléphonie révelait aussi un cas de corruption au sein de l’administration pénitentaire de la prison de Luynes, où un agent s’entendait avec les voyous pour y faire entrer un téléphone.

Quels sont les enjeux du procès ?

Les avocats de la défense sont parvenus à éviter une disjonction des affaires criminelles (meurtre et association de malfaiteurs en vue de commettre des crimes), qui relèvent donc de la cour d’assises de celles qui releverait du tribunal correctionnel de Marseille : le trafic de stupéfiants. Une « stratégie » qui permet aux avocats d’éviter à leurs clients « une double lame » juridique.

Maître Jean-Jacques Campana qui assure la défense de Malik Boughanemi entend plaider la relaxe pour les faits d’assassinats et associations de malfaiteurs en vue de commettre des crimes pour lesquels les peines peuvent aller jusqu’à 30 ans. « Il y a matière à travailler sur les balises et les localisations téléphoniques », avance-t-il, détaillant des zones d’ombre autour de l’usage des balises et de leurs propriétaires. L’audience, initialement prévue en juin 2022, avait été alors renvoyée après une demande de complément d’information sur ces fadettes.

Son client devrait en revanche plaider coupable pour le trafic de stupéfiants, un délit puni d’un maximum dix ans d’emprisonnement. Il est vraisemblable que ses confrères adoptent la même stratégie.

Pourquoi c’est (déjà) le procès d’une autre époque ?

Bien que les faits datent aujourd’hui à un peu plus de six ans, ce procès semble déjà être celui d’une autre époque. L’année 2016 avait marqué un record dans le nombre de règlement de comptes avec 29 morts. L’an passé a effacé ce sinistre score, avec 32 décès dans la « guerre des stups » et 2023 est partie très fort avec déjà 17 morts.

Au-delà de cette macabre comptabilité les conflits ont évolué. Actuellement, ce sont deux clans de La Paternelle qui se livre une guerre sans merci. Les méthodes surtout paraissent avoir évolué en quelques années. Les équipes de tueurs se livrent de plus en plus à des actions d’intimidation, rafalant au hasard, ciblant et tuant des petites mains du trafic quand elles ne tuent pas carrément des personnes qui avaient le seul malheur de se trouver sur la trajectoire des balles, comme cet homme de 63 ans mort lundi 24 avril. Le profil des victimes aussi s’est rajeuni, passant à une moyenne de 27 ans il y a dix ans, contre 23 ans l’an passé, a calculé le parquet de Marseille. Les équipes de tueurs aussi, se font de plus en plus jeunes. Dans le procès qui débute ce mardi, trois des quatre principaux protagonistes affichent tous plus de 40 ans au compteur.

Si les « réglos » à l’ancienne, façon « professionnel » si l’on peut dire, avec balises traceuses sur des cibles parfois abattues loin de chez elle ou du lieu du trafic ont toujours court, la violence des réseaux de stupéfiants marseillais se fait de plus en plus aveugle.