« 20 Minutes » AVEC« Je ne veux pas être l’arbre qui cache la forêt », confie Sophie Binet

« Je ne veux pas être l’arbre qui cache la forêt », confie Sophie Binet, à tête de la CGT

« 20 Minutes » AVECAlors qu’elle a pris la tête de la CGT depuis bientôt deux mois, Sophie Binet, figure du mouvement féministe, livre à 20 Minutes son plan d’action pour féminiser le syndicat et revient sur le conflit chez Verbaudet, l’enseigne de puériculture
Sophie Binet, la secrétaire générale de la Confédération générale du travail (CGT), dans son bureau au siège du syndicat, à Montreuil, le 23 mai 2023.
Sophie Binet, la secrétaire générale de la Confédération générale du travail (CGT), dans son bureau au siège du syndicat, à Montreuil, le 23 mai 2023. - Olivier Juszczak / 20 Minutes / 20 Minutes
Aude Lorriaux

Propos recueillis par Aude Lorriaux

L'essentiel

  • Sophie Binet a été élue à la tête de la CGT fin mars, reprenant le dossier des retraites, mais aussi celui des salaires, en plein contexte d’inflation.
  • Figure du mouvement féministe, la syndicaliste s’est depuis son élection peu exprimée sur le sujet des femmes.
  • Alors que la CGT a transformé la grève au sein de l’entreprise de puériculture Vertbaudet en symbole, 20 Minutes a interrogé la leadeuse de la CGT sur les sujets d’égalité professionnelle, violences sexuelles, ou encore l’évolution du mouvement féministe.

Féministe revendiquée œuvrant depuis des années à la cause des femmes, Sophie Binet a remplacé Philippe Martinez fin mars dernier à la tête de la puissante Confédération générale du travail (CGT). L’occasion pour 20 Minutes de cuisiner la syndicaliste sur les questions d’égalité, alors qu’elle vient d’ériger la grève menée par les femmes de Vertbaudet, une enseigne de puériculture du Nord, en symbole. A 20 Minutes, elle annonce qu’elle a posé un ultimatum à la direction, qui expire ce vendredi soir, date au-delà de laquelle elle compte « passer à l’étape supérieure ».

Très peu de femmes ont occupé le plus haut poste d’un grand syndicat, est-ce le signe pour vous que les choses changent de ce côté ?

Oui, c’était une volonté forte de la CGT de féminiser son secrétariat général, un signal fort envoyé aux militants et militantes syndiquées et aux femmes plus généralement pour leur montrer qu’elles ont toute leur place, même à plus haut niveau.

Votre élection est sans doute le signe que ça bouge, mais à la tête des instances locales ou des fédérations, il y a encore une toute petite minorité de femmes…

Ce n’est pas une toute petite minorité, on est à 25 % de femmes secrétaires générales d’unions départementales et de fédérations, 26 % de femmes membres des comités nationaux de direction, et 40 % de femmes syndiquées à la CGT. Et à la direction confédérale de la CGT on est à 50 % depuis 1999, on était la première organisation syndicale à faire la parité. Mais ce n’est pas satisfaisant. J’ai tout de suite dit que je ne voulais pas être l’arbre qui cache la forêt. Et que c’était bien d’avoir une femme secrétaire générale, mais qu’il fallait que cela se traduise par un renforcement de l’impulsion volontariste de la CGT sur la question.

Que faites-vous concrètement pour que cela évolue ?

On fait la transparence sur la situation, on a un thermomètre annuel qui permet de mesurer les évolutions et les reculs, cela fait 10 ans qu’on l’a lancé et cela fait 10 ans que cela progresse. Ensuite on fait beaucoup de formations en interne, notamment sur la question des violences sexistes et sexuelles, pour faire en sorte qu’elles n’aient pas leur place dans la CGT. Et enfin on a un travail volontariste de féminisation de nos instances, nous essayons d’aller vers une juste représentation des femmes, c’est-à-dire qu’elles soient représentées dans les instances de direction à l’image de ce qu’elles représentent dans le salariat.

Comment expliquez-vous ce décalage entre le pourcentage de femmes syndiquées à la CGT et de femmes qui travaillent (10 points d’écart) ?

Par l’Histoire, parce que les secteurs d’implantation historique de la CGT sont des secteurs à prédominance masculine : industrie, grandes entreprises, milieu ouvrier. Et la CGT est moins implantée dans le tertiaire, chez les cadres, les professions intermédiaires, les employés, où il y a plus de femmes.

Nicole Notat (CFDT, de 1992 à 2002) et Carole Couvert (CFE-CGC, de 2013 à 2015) avaient toutes les deux essuyé des critiques parce qu’elles étaient des femmes. Cela a évolué un peu de ce côté, pour vous ?

Dans les médias il y en a eu, avec beaucoup de journalistes qui ne se rendent pas compte de ce qu’ils font. Yves Calvi [présentateur sur BFM TV] a demandé à François Hommeril [président confédéral de la CFE-CGC] "alors, vous l’avez calmé, Sophie Binet ?" J’ai eu droit sur RTL à un billet d’humoriste graveleux où à la fin il a dit que Barbie allait lancer sa Barbie CGT, à mon effigie. Sur les réseaux sociaux il y a toujours des remarques vestimentaires. Et après par contre dans l’organisation c’est plutôt une très grande fierté des militants et militantes d’avoir une femme secrétaire générale.

Aujourd’hui, beaucoup de militantes féministes constatent un essoufflement, presque un épuisement. Vous aussi, vous sentez ce burn-out ?

Le mouvement féministe c’est comme le mouvement social, il se transforme, avec des nouvelles phases, mais je ne pense pas qu’il y ait un essoufflement. Il a marqué beaucoup de points dans les consciences et les têtes avec des évolutions super rapides, je trouve impressionnant ce qu’on a réussi à faire bouger. Par contre il y a des freins évidents, et notamment des changements institutionnels qui ne se font pas. Donc à mon avis la forme d’essoufflement vient du décalage entre la conscientisation qui a rarement été aussi forte avec des seuils de tolérance qui baissent, et comme en face ça ne bouge pas, ce verrouillage apparaît comme d’autant plus violent. Adèle Haenel est représentative de cette situation, avec son « on se lève et on se casse » et le fait qu’elle quitte le cinéma.

Sur les violences sexuelles au travail, faut-il aller plus loin ? Ou le cadre actuel est-il suffisant ?

Non, le cadre n’est pas suffisant, dans la loi il y a des obligations générales claires : interdiction des violences sexistes et sexuelles, responsabilité de l’employeur, obligation de prévention, mais ces dispositions ne sont pas effectives car il n’y a pas de sanctions en cas de défaut de prévention et pas assez d’acteurs et actrices pour accompagner et protéger les victimes. Nous proposons de mettre en place des sanctions pour les employeurs qui n’ont pas de plan de prévention sur les violences sexistes et sexuelles, cela concerne plus de 80 % des entreprises. Deuxième chose, il faut des moyens pour accompagner les victimes, notamment un renforcement des prérogatives des représentants du personnel. Les syndicats ont gagné des référents harcèlement et violences dans les CSE (comité social et économique), sauf que les élus au CSE sont en nombre trop limité pour représenter beaucoup trop de salariés, et ils n’ont pas de formation obligatoire sur les violences sexuelles et n’ont pas d’heures de délégation pour jouer ce rôle-là. On demande aussi des droits pour les victimes de violence conjugale : droits à des congés payés, à une absence rémunérée, interdiction de licenciement et droit à de la mobilité géographique. Voilà des propositions concrètes qui changeraient la donne.

Est-ce qu’il faut exclure définitivement les personnes reconnues coupables via les enquêtes internes ou les mis en cause peuvent-ils revenir aux responsabilités, passé une période ?

Je n’ai pas de position là-dessus, le mouvement féministe n’a pas poussé ce débat-là, c’est le point sur lequel on doit avancer. Quand il y a des agressions sexuelles, on dit qu’il faut des sanctions, mais l’étape d’après c’est de se demander effectivement sur quelle durée. Comme féministe, et je pense que c’est le cas de la majorité du mouvement féministe et de la CGT, on est très critiques de la politique de condamnation systématique française et du tout carcéral sans travailler sur la prévention et la récidive. C’est la même chose sur les femmes. Nous aurons à réfléchir là-dessus.



Vous soutenez les grévistes de Vertbaudet, une entreprise de vêtements pour enfants, dont une part des salariés demandent des augmentations, mais vous avez refusé la prime proposée par la direction, pourquoi ?

Les grévistes revendiquent des augmentations pour maintenir leurs salaires face à l’inflation. La proposition de la direction pour 2023 c’est 0% d’augmentation alors que les prix explosent. Le problème des primes c’est qu’elles sont ponctuelles, et elles ne comptent pas pour la retraite, le chômage etc. On sait que les femmes auront une retraite inférieure de 40 % inférieure aux hommes. Les grévistes de Vertbaudet veulent cotiser pour avoir une meilleure retraite demain et pouvoir garantir leur pouvoir d’achat face à l’inflation, sachant qu’elles ont des salaires au ras des pâquerettes, entre 800 à 1.500 euros, avec des horaires de nuit, des horaires décalés, 25 km par jour à pousser son chariot pour faire les paquets, du port de charge lourde qui se traduit par des troubles musculo squelettiques (TMS) ni prévenues ni reconnues ni réparées. J’ai posé un ultimatum clair à la direction, s’il n’y a pas satisfaction des revendications des grévistes vendredi soir, la CGT va passer à l’étape supérieure.

Vous avez fait des Vertbaudet un symbole, pourquoi elles ?

Elles sont représentatives de la situation de la majorité des travailleuses, scotchées au « plancher collant », enfermées dans des salaires au Smic, près du Smic ou moins que le Smic mensuel, puisqu’il y a 30 % des femmes qui sont à temps partiel. Et elles sont confrontées à une pénibilité pas reconnue et à un management sexiste. Le fait qu’il faille deux mois de grève pour ouvrir des négociations, on se permet cela parce que ce sont des femmes. On leur a aussi fait des remarques déplacées dont je ne veux pas dire le contenu.



«Il faut une planification environnementale »

Un rapport de France Stratégie préconise un nouveau prélèvement pour les ménages les plus aisés, afin de financer la transition climatique. Vous êtes pour ?

La pollution est d’abord le fait des plus riches qui par leur richesse peuvent échapper aux conséquences, c’est pour cela que c’est indispensable de lier justice sociale et environnementale. On sait aussi qu’il y a des investissements majeurs à faire pour réussir la transition, ce n’est pas compatible avec une politique austéritaire. Il faut trouver de nouvelles ressources, trouver une fiscalité plus juste, mettre à contribution les ultra-riches et les grandes entreprises qui payent de moins en moins d’impôts en France, et il faut faire en sorte que les richesses que nous créons permettent d’abord d’augmenter les salaires et les investissements avant d’aller engraisser des actionnaires et de faire exploser les profits comme aujourd’hui.

Qu’est-ce que la CGT veut voir réaliser sur le climat et l’environnement ?

Il faut avoir une vraie anticipation stratégique et un vrai débat démocratique, et sortir des effets balanciers au gré des lobbies : un jour on interdit les centrales à charbon, et le lendemain on autorise les pesticides sur les betteraves sucrières, allez comprendre la cohérence… C’est pour cela qu’il faut une planification environnementale, et anticiper les besoins des populations sur 10, 15, 20, 30 ans et pouvoir mesurer les effets des pollutions. Parce que toute production pollue, mais pas de la même manière. Mais juste de dire « on va reporter le thermique sur l’électrique », si on ne se préoccupe pas de la façon dont on fabrique les voitures électriques, dans dix ans on va avoir un problème…