COMPTE RENDU« Il y aura un avant et un après » l’affaire Mila, estime le tribunal

Affaire Mila : Au procès des cyberharceleurs de l’adolescente, « il y aura un avant et un après »

COMPTE RENDUPendant treize heures, le tribunal a tenté de disséquer les ressorts du cyberharcèlement subi à l’automne 2020 par Mila
Mila, cyberharcelée et menacée de mort pour sa critique de l'islam, a fait face aux treize prévenus renvoyés devant le tribunal ce 21 juin 2021.
Mila, cyberharcelée et menacée de mort pour sa critique de l'islam, a fait face aux treize prévenus renvoyés devant le tribunal ce 21 juin 2021. - Thibault Camus/AP/SIPA / SIPA
Hélène Sergent

Hélène Sergent

L'essentiel

  • Treize personnes sont poursuivies pour harcèlement moral en ligne et menaces de mort ou d’un autre crime à l’encontre de l’adolescente iséroise Mila.
  • Âgés de 18 à 35 ans, ces dix hommes et trois femmes sont suspectés d’avoir participé à la seconde vague de cyberharcèlement qui a visé la lycéenne à l’automne 2020 après la publication d’une vidéo dans laquelle elle critiquait l’islam avec véhémence.
  • Certains ont formulé des excuses, beaucoup ont exprimé des regrets et ont fait état d’usages irréfléchis des réseaux sociaux.

Au tribunal judiciaire de Paris,

Face à une salle comble et malgré l’heure tardive, le président de la 10e chambre du tribunal judiciaire de Paris a insisté, ce lundi soir, sur la portée de la journée qui venait de s’écouler. « C’est le procès de treize personnes mais c’est aussi le procès d’un phénomène », a-t-il expliqué à Mila, l’adolescente cyberharcelée et menacée de mort depuis janvier 2020 après la publication de deux vidéos virulentes à l’encontre de l’islam. Plus tôt, le magistrat Michaël Humbert s’était dit certain « qu’il y aura un avant et un après » cette audience. « Nous sommes en train de poser les règles de ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas » sur les réseaux sociaux, a-t-il estimé.

Mais limiter les enjeux des débats au seul sujet de la haine en ligne et de l’impunité sur les réseaux sociaux serait réduire leur portée entière. À la barre, les prévenus ont aussi dessiné un rapport désinhibé aux réseaux sociaux. Une inconséquence à laquelle s’est ajoutée, pour la plupart d’entre eux, une méconnaissance de ce qu’est le blasphème et de ce qui le distingue de l’injure ou de la menace. Face aux regrets ou aux dérobades de certains de ces jeunes hommes et femmes qui encourent jusqu’à deux ans de prison, Mila et sa mère ont pu exposer les conséquences brutales et réelles du cyberharcèlement.

Un contexte ignoré

Enzo K. est le premier à passer sous le feu des questions du tribunal. Costume bleu foncé sur le dos, le jeune homme âgé de 21 ans concède une « connerie » à l’écoute des faits qui lui sont reprochés. Le 15 novembre 2020, ce jeune « twitto » repère le nom de Mila en « TT », c’est-à-dire en « top tweets » ou « tendances » sur le réseau social. Il publie alors ce message à ses abonnés : « Tu mérites de te faire égorger (…). Et enlève ta croix au passage, tu n’en es pas digne sale grosse pute ». « Je me suis mal exprimé, je regrette vraiment. Mila elle était dans son droit », reconnaît aujourd’hui celui qui se définit comme « chrétien » et qui a tenu à s’excuser directement auprès de la lycéenne placée sous protection policière.

Mais pour d’autres prévenus, le distinguo entre liberté d’expression et menace semblait plus incertain, malgré un rappel des faits complet du président. « Quand j’ai vu la vidéo de Mila, c’était du racisme pour moi. Mais je suis pas allé chercher dans la profondeur », expose Axel G., qui a appelé en ligne à « retrouver » et « crever » l’adolescente. Au début de l’audience, le magistrat avait rappelé que Mila n’avait pas posté « spontanément » une vidéo dans laquelle elle critiquait l’islam et son prophète : « Elle publie cette vidéo parce qu’après avoir fait part de ses orientations sexuelles, un internaute va lui répondre que l’orientation sexuelle revendiquée n’est pas conforme aux préceptes de sa religion, l’islam. » Un contexte que la majorité des prévenus ont assuré ignorer à l’époque des faits.

Pierre R. a lui expliqué avoir appelé à « faire sauter » Mila en réaction à ses propos contre les musulmans. « Mais elle n’a jamais parlé des musulmans, rappelle Richard Malka, elle a parlé d’une religion, c’est quand même très différent (…). C’était pas compliqué de savoir de quoi on parlait (…). Il suffisait d’aller sur la fiche Wikipédia de l’affaire Mila ».

Blasphème et liberté d’expression

Etudiante à Paris et en service civique dans une mairie, Alyssa K, 20 ans, a expliqué avoir été touchée par la « vulgarité » de Mila à l’égard de l’islam. Une vulgarité dont elle a décidé d’user sur Twitter lors de la seconde vague de cyberharcèlement visant Mila. « Bon, pourquoi l’autre pute est encore en TT ? On s’en bas les couilles de sa vie. Qu’elle crève sérieux », a posté Alyssa K. L’avocat de Mila, Richard Malka, tente de clarifier : « Vous comprenez que c’est pas de la même nature d’injurier un Dieu et un être humain ? On a l’impression que vous faites une équivalence. Il y a quelque chose qui est légal et l’autre qui n’est pas légal. » Mais la jeune femme maintient : « Pour moi, Mila a utilisé de la liberté d’expression et en échange, j’ai aussi utilisé ma liberté d’expression. »

Face à ces conceptions hasardeuses, le président de la 10e chambre a tenu à proposer cette définition aux prévenus : « Blasphémer c’est manquer de respect envers Dieu, ou la religion, les rites, les symboles de la religion, ça, c’est le blasphème. Mais dire que tous les chrétiens sont des cons, c’est une insulte, c’est tourné vers des êtres humains. »

Réaction à chaud et journal intime

Pendant ces treize heures de débats, le tribunal a également pu mesurer le rapport entretenu par la majorité des prévenus aux réseaux sociaux. « J’ai réagi à chaud (…). J’étais en colère, j’ai pas réfléchi », a par exemple avancé Axel G. Une autre jeune femme, renvoyée pour avoir posté sur Twitter « Que quelqu’un lui broie le crâne, par pitié », a expliqué en avoir eu « ras le bol » de voir le nom de Mila remonter sur le réseau social. « Je sais que c’est violent, que ça ne se dit pas, mais quand je l’ai écrit, j’ai pas pensé à mal en fait (…). Quand j’ai posté mon message, c’est pas pour que les gens le voient. Je tweete mes journées, ce que je fais, c’est presque un journal intime, je l’ai pas fait pour me faire remarquer », murmure Lauren G., étudiante en licence.

Ce fossé qui existe entre la violence des propos tenus par les prévenus et les profils de banals étudiants au casier judiciaire vierge a – comme bien souvent dans ces dossiers - provoqué l’incompréhension du tribunal. « Comment cette jeunesse peut être capable d’envoyer des messages comme celui-ci ? Comment vous interprétez, à votre âge, que des jeunes se retrouvent devant le tribunal correctionnel en train de se trifouiller les mains devant 300 personnes lorsqu’ils ne sont pas cachés derrière un écran en écrivant sur les réseaux ? » Désarmée, Alyssa K. répond : « Je pense que comme tout le monde je suis pas parfaite, je fais des erreurs, je regrette, j’ai été bête sur le moment. »

Confrontation avec la haine

Face à cette inconséquence, la mère de Mila a voulu décrire les conséquences bien réelles de ce cyberharcèlement massif subi depuis plus d’un an par sa fille. « La première phase, ça a été la sidération (…). Le flot de messages, c’était pas une vague, c’était un tsunami, c’était une violence extrême », témoigne-t-elle à la barre. Décrivant un cataclysme, elle poursuit : « On a l’impression qu’on a le ciel qui nous tombe sur la tête, c’est une autre vie du jour au lendemain, c’est la confrontation avec la haine pure (…). Toute sa vie a été chamboulée elle vit une vie complètement coupée, presque comme dans une grotte », ajoute sa mère. Assise sur un banc quelques mètres derrière sa mère, Mila essuie quelques larmes à l’évocation de ce quotidien rétréci.

Examinée au CHU de Grenoble dans le cadre de la procédure, l’adolescente avait écopé de 4 jours d’incapacité de travail. « Hypervigilance anxieuse » et « troubles du sommeil », ont notamment relevé les médecins. Dernière à prendre la parole ce lundi soir, Mila a confié n’avoir « jamais de moment de tranquillité ». Pour autant, face au tribunal, elle conclut : « J’essaie avec mes proches de rester optimiste. J’ai l’impression d’avoir tout perdu et ce qu’il me reste aujourd’hui, c’est la justice. »

Le procès doit se poursuivre ce mardi.