COMPTE-RENDULes « zones grises » du harcèlement sexuel au cœur du procès d’un douanier

Les « zones grises » du harcèlement sexuel au travail disséquées au procès d’un inspecteur des douanes

COMPTE-RENDUNeuf mois de prison avec sursis et 15.000 euros d'amendes ont été requis contre un inspecteur des douanes, poursuivi en appel pour harcèlement moral et sexuel
Un inspecteur des douanes étaient jugé en appel pour harcèlement moral et sexuel à Paris, le 20 janvier 2022.
Un inspecteur des douanes étaient jugé en appel pour harcèlement moral et sexuel à Paris, le 20 janvier 2022. - SYSPEO/SIPA / SIPA
Hélène Sergent

Hélène Sergent

L'essentiel

  • Relaxé en 2020 lors de son procès en première instance, un inspecteur des douanes comparaissait ce jeudi devant la cour d’appel.
  • Ce dossier jugé « complexe » par la magistrate chargée de présider l’audience a mis en lumière le poids du huis clos et de la parole de l’un contre la parole de l’autre, caractéristiques des affaires de harcèlement.
  • Une peine de neuf mois de prison avec sursis a ainsi été requise, assortie d’une amende de 15.000 euros. La décision sera rendue le 25 février prochain.

À la cour d’appel de Paris,

À l’extérieur de la salle d’audience, les caméras se massent autour d’un avocat. Dans le palais de justice historique de Paris, l’attention des médias se porte sur un homme à l’actualité judiciaire foisonnante : Eric Zemmour. Face à cette chambre où le candidat d’extrême droite à la présidentielle doit être jugé en appel pour contestation de crime contre l’humanité, un autre procès s’est déroulé jeudi dans une plus grande discrétion. Les faits qui y ont été abordés font pourtant écho à un phénomène de société prégnant : le harcèlement sexuel au travail. Selon les chiffres du ministère de l’Egalité entre les Femmes et les Hommes, une femme sur cinq y serait confrontée au cours de sa vie professionnelle.

À l’intérieur de la salle, deux anonymes, un homme et une femme, sont assis au premier rang, séparés par la travée centrale. Lui est inspecteur des douanes, elle, cheffe de cabinet d'une délégation au ministère de la Justice. Depuis six ans, tous deux s’opposent dans une procédure « aux nombreuses zones grises », jugée « complexe » par la magistrate de la cour d’appel chargée de présider l’audience ce 20 janvier. Poursuivi pour harcèlement sexuel et harcèlement moral, Jean-Michel M. a été relaxé en 2020 pour ces faits. « Mais le ministère public ne l’a pas entendu de cette oreille, ni la partie civile, qui ont tous deux interjeté appel », explique en préambule la présidente.

« J’ai envie d’une bonne pipe »

Pour saisir ce qui est reproché à ce père de famille entré dans la douane au début des années 1990, il faut remonter à l’année 2013, bien loin encore de la déferlante #MeToo. A l’époque, ce corps de métier compte moins de 38 % de femmes au sein de ses effectifs. Aurélie G., rédactrice polyglotte dans une section rattachée à la direction générale est l’une d’elles. Diplômée de Sciences Po, cette trentenaire en est chargée d’un portefeuille technique en lien avec l’Olaf, l’Office européen de lutte antifraude. Jean-Michel M. vient pour sa part de quitter un poste basé à Londres pour reprendre la tête du service d’Aurélie.

Fumeur de pipe depuis des décennies, l’homme a pour habitude de convier ses collègues à ses pauses tabac. Les jeux de mots fusent alors : « J’ai envie d’une bonne pipe », « la pipe me fait du bien », cite la présidente. Appelé à la barre, le quinquagénaire en costume sombre insiste sur le « contexte » : « Lorsque je dis, cet objet en main, j’ai envie d’une bonne pipe, je veux dire que j’ai besoin de ma pause. Tout a commencé de façon anodine, des bons mots sont nés autour de ça (…). Voyant le reste de l’équipe en rire avec un amusement non feint, je relançais (…). Mais si j’avais eu le sentiment qu’il y avait le moindre problème, j’aurais immédiatement cessé ». Aurélie, elle, assure pourtant avoir été « très claire », dès octobre 2013, sur le malaise provoqué par ces remarques, ce que dément formellement son supérieur.

« Patience et bienveillance »

Dans sa plainte déposée après son départ définitif des douanes en 2016, la jeune femme évoque également les commentaires sur sa tenue, les blagues sur les lunettes qu’elle portait occasionnellement. Des éléments niés en bloc à l’audience par le prévenu. « La manière dont elle s’habillait, ça m’est totalement indifférent (…). En vertu de quoi je pourrais émettre un jugement sur le sujet ? Je m’interdis ce genre de choses », assure-t-il, précisant n’avoir jamais remarqué les problèmes de vue de sa subordonnée.

Autre élément pointé par la cour, la présence dans son bureau de « gravures et affiches à caractère sexuel ». Selon Jean-Michel M., il s’agissait de simples cartes postales caricaturales, un « cadeau » de départ de ses collègues lorsqu’il était à Londres. Aurélie décrit pour sa part une affiche d’une femme aux seins nus et apparents. « On la voyait transporter deux valises, ses seins dépassaient et des douaniers lui proposaient leur aide. On peut tous avoir la déco qu’on veut dans son bureau, mais là, ce n’était pas neutre », estime-t-elle.

En parallèle, l’ambiance au sein du service se tend. « Quand j’arrive en septembre 2013, je trouve une section assoupie », se souvient Jean-Michel M. « Mes deux responsables me disent : il faut envoyer, là. Tu vas constater que certains ont plus de difficultés que d’autres. Très clairement, on me demande des résultats et on me flèche des membres de l’équipe. » Un mois après son arrivée, les cinq membres de son équipe éprouvent un sentiment de mal-être. « C’est une réalité, ça ? », demande la présidente. « Oui, je n’ai jamais nié que j’avais fait des erreurs. Mais la moins concernée par tout ça, c’était Aurélie G. », indique le prévenu, rajoutant avoir fait preuve de « patience et de bienveillance » à l’égard de la partie civile.

Parole contre parole

Comme souvent dans les dossiers de harcèlement, la parole de l’un s’oppose à celle de l’autre. « On trouve dans l’enquête des témoignages clivés et d’autres plus nuancés avec une scission qui s’opère au sein du service », analyse la présidente. Aurélie G., soutenue par deux de ses collègues, a décrit une « entreprise de démolition psychologique » qui se serait déroulée dans le huis clos du bureau de Jean-Michel M. « J’aimerais avoir tout enregistré pour montrer que tout est vrai, mais hélas je ne l’ai pas fait », a regretté la jeune femme à la barre. Si le prévenu a reconnu avoir privilégié les « tête à tête » avec les membres de son service et avoir passé « beaucoup plus de temps » avec Aurélie G., c’était pour remédier aux « difficultés » rencontrées avec ses dossiers a-t-il expliqué, maintenant n’avoir eu aucun comportement ou remarque dévalorisante à son égard.

En janvier 2014, une réunion de service actera pourtant la réattribution d’une partie du portefeuille géré jusqu’ici par la jeune femme. Quelques semaines plus tard, Aurélie craque et est placée en arrêt maladie pendant six mois. « Quand on vous dit tous les jours que vous êtes nulle, que ma grand-mère aurait honte de moi, quand on vous fait culpabiliser sans vous donner d’explications, oui, on craque », confie-t-elle la voix brisée par l’émotion. Au printemps de cette même année 2014, elle alerte les syndicats et envoie un courrier à ses collègues pour leur expliquer les raisons de son absence. Une enquête administrative est finalement lancée un an après l’arrivée de son nouveau manager, qui conclut à l’existence de propos « inappropriés » et à des « difficultés managériales avérées ».

Neuf mois de prison avec sursis requis

Reste désormais à la cour de déterminer si les faits sont bel et bien caractérisés. Une tâche complexe résumée ainsi par la présidente : « Nous devons juger si Aurélie G. a intériorisé des événements, a forcé le trait et interprété un certain nombre d’épisodes en les travestissant (…) ou si nous avons là une personne qui s’est retrouvée la plupart du temps en tête à tête avec le prévenu, sans témoins directs de ces épisodes. » Pour le parquet, le faisceau d’indices relevés lors de l’enquête doit être retenu à l’encontre de Jean-Michel M. Une peine de neuf mois de prison avec sursis a ainsi été requise, assortie d’une amende de 15.000 euros. La décision sera rendue le 25 février prochain.