INTERVIEW« Il doit y avoir un équilibre entre liberté d’expression et régulation »

Numérique : « Un nombre conséquent de modérateurs et une transparence des algorithmes sont essentiels », estime Cédric O

INTERVIEWCédric O, secrétaire d'Etat à la Transition numérique, expose le contenu du DSA, la réglementation européenne qui vise à mieux réguler les réseaux sociaux et grandes plateformes Internet
Cédric O, ministre secrétaire d Etat chargé de la Transition numérique et des Communications électroniques.
Cédric O, ministre secrétaire d Etat chargé de la Transition numérique et des Communications électroniques. - @MEFR / @MEFR
Laure Gamaury

Propos recueillis par Laure Gamaury

L'essentiel

  • Le Parlement européen a adopté jeudi le DSA, Digital Services Act, qui vient s'ajouter au DMA, Digital Markets Act, pour réguler le monde virtuel dans l'UE.
  • La France, qui a pris la présidence tournante de l'Union européenne le 1er janvier, compte bien parvenir à des accords dans les six mois, pour une entrée en vigueur fin 2022-début 2023.
  • Cédric O, secrétaire d'Etat à la Transition numérique et aux Communications électroniques, fait le point sur les modalités dans une interview à 20 Minutes.

«Ensemble, nous œuvrerons pour une Europe plus numérique, écologique et sociale », tweetait Ursula von der Leyen à l’heure où la France prenait la présidence tournante de l’Union européenne, le 1er janvier dernier. Pour la partie numérique, le secrétaire d’Etat Cédric O porte un double projet de régulation, le DMA, Digital Markets Act, approuvé le mois dernier, et le DSA, Digital Services Act, validé par les eurodéputés jeudi.

Dans la lignée du RGPD, entré en vigueur en mai 2018, le DSA promet de freiner la diffusion de contenus illicites en protégeant les citoyens et les consommateurs, en luttant contre la désinformation et en mettant l’accent sur la transparence de la modération et des algorithmes. Un vaste programme que les Gafa et autres super plateformes voient d’un mauvais œil.

Mais la présidence de l'Union européenne par la France est en marche et compte bien prendre de vitesse les mastodontes du numérique : « Tout le monde a la volonté de conclure, il faut en profiter. » Avant le 1er juillet ? Dans un entretien exclusif accordé à 20 Minutes, Cédric O, secrétaire d’Etat à la Transition numérique et aux Communications électroniques, détaille les ambitions de la France en la matière.

Qu’est-ce que le « Digital Services Act », ce projet de régulation européenne en projet depuis plusieurs mois et sur lequel la France veut accélerer pendant sa présidence de l’UE ?

Le principe global du DSA, c’est de responsabiliser les grands réseaux sociaux et les grandes plateformes avec trois objectifs. Le premier, c’est de faire la transparence sur les modalités et politiques de modération. Aujourd’hui, nous ne savons pas combien il y a de modérateurs en langue française sur Facebook ou sur Twitter par exemple. En tout cas, nous n’avons aucun moyen de le vérifier. Nous ne savons pas comment leurs algorithmes fonctionnent et pourquoi ils mettent en avant telle information plutôt qu’une autre. Sur certaines plateformes, notamment celles qui peuvent rassembler plus plusieurs millions de Français, c’est une aberration.

Le deuxième point du DSA, c’est la possibilité de contraindre certaines plateformes et réseaux sociaux à des amendes extrêmement importantes s’ils ne mettent pas en place des systèmes de modération efficaces contre la haine en ligne, pour la protection des enfants, etc. Le régulateur pourra évaluer si les efforts mis en place permettent de limiter les impacts négatifs de ces dérives dans la vie quotidienne.

L’an dernier, la France a déréférencé la place de marché en ligne Wish car une part
importante – jusqu’à 90-95 % – des produits prélevés sur cette plateforme étaient non conformes pour certaines catégories de produits. Le troisième point concerne la protection des consommateurs, qui doivent pouvoir compter sur le régulateur pour les protéger de ce genre de pratiques.

Quand est-ce que vous espérez une entrée en vigueur de cette législation ?

Hier, il y avait un vote au Parlement européen et nous entrerons ensuite dans une phase de discussions pour un accord avec les Etats membres et la Commission européenneque nous espérons trouver d’ici la fin de la présidence française le 1er juillet. Enfin, nous tablons sur une entrée en vigueur fin 2022, début 2023. Ce qui est exceptionnellement rapide pour une législation européenne.

Est-ce une façon de museler Gafa et lobbys sur ces deux textes qui vont clairement les affecter ?

Nous ne visons pas une nationalité en particulier mais vraiment un
certain type de grandes plateformes. Des acteurs européens sont concernés,
notamment dans le e-commerce. Nous voulons maintenir la dynamique de négociation pour ne pas laisser le temps à certains lobbys et d’autres influences de peser sur les débats. On sait que dans l’UE, on peut rentrer dans des phases de négociations très longues. C’est pourquoi il faut accepter de ne pas tout résoudre avec le DSA et le DMA, il faut avoir une ambition raisonnable pour ne pas tomber dans la guerre de tranchées, comme c’est le cas avec certains textes, sur la table depuis plusieurs années et bloqués. Là, tout le monde a la volonté de conclure, il faut en profiter.

Va-t-il y avoir un coordinateur dans chaque pays de l’UE pour mettre en place le DSA ?

Tout dépend de la taille des plateformes visées. Pour les réseaux de petite et de moyenne taille, le DSA sera mis en œuvre par des régulateurs nationaux (les équivalents européens du CSA). Pour les très grands réseaux sociaux, ceux qui posent le plus de problèmes, nous souhaitons que ce soit la Commission européenne qui soit le super régulateur. Face à eux, ils doivent trouver la puissance de feu suffisante, qui met en place un système uniforme sur tout le territoire européen pour mener des discussions qui pourraient être ardues. Ce point est encore en discussions.

Pour mettre en œuvre le DSA, nous souhaitons que la Commission européenne ait tous les pouvoirs pour vérifier sur pièce et sur place la mise en œuvre des obligations. Et si elle estime que les grands réseaux sociaux ne se conforment pas aux obligations, les amendes peuvent grimper à hauteur de 6 % du chiffre d’affaires de l’entreprise au niveau mondial. C’est extrêmement puissant puisqu’aujourd’hui, le principal texte qui s’applique aux acteurs numériques au sein de l’UE, c’est le RGPD, qui peut imposer des amendes allant jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires.

Quels sont les autres projets que vous souhaiteriez porter d’ici la fin de la présidence de l’UE ?

Il faut réguler, protéger et faire en sorte que la valeur reste ici, que les emplois soient créés au sein de l’Europe et que les outils utilisés dans le monde entier soient d’inspiration européenne. Pour cela, nous voulons faire de l’Europe le premier
continent en termes d’innovation technologique. Nous avons été caricaturés, notamment avec l’emploi des termes « start up nation », mais aujourd’hui, les résultats sont là. Le plus bel exemple, c’est Doctolib, sans qui nous n’aurions pas pu mener la campagne de vaccination de façon aussi efficace notamment.

«  Nous aimerions également avancer sur les moyens dont l’UE peut se doter pour faire émerger des nouveaux champions européens du numérique. Nous utilisons une majorité d’outils numériques anglosaxons ce qui pèse sur notre indépendance. C’est bien simple : sur les dix plus grandes entreprises mondiales, huit sont dans la tech, six ont moins de 25 ans et aucune n’est européenne.  »

La French Tech est un instrument dans le rayonnement de la France et nous montre que c’est possible d’aller encore plus loin et, pourquoi, pas de l’appliquer à l’échelle européenne. Il nous faut plus de Doctolib, plus de Blablacar, plus de Lydia dans le quotidien des Français. On souhaite que les grandes entreprises de demain soient françaises et européennes.

Comment trouver le bon équilibre entre régulation, notamment concernant les fake news, et la liberté d’expression ? Quels sont les outils proposés ?

La transparence est la clé. En comprenant comment les systèmes fonctionnent, d’où viennent les informations, comment elles se propagent, alors on peut étudier le phénomène des fake news. Le DSA ne régule pas ce qui est licite ou illicite, mais les moyens mis en œuvre par les grandes entreprises du Web pour appliquer les lois des différents pays. Il doit y avoir une approche équilibrée entre liberté d’expression et régulation dans leurs modérations. Elles ne peuvent pas tout retirer sous prétexte de contrôle évidemment. Un nombre conséquent de modérateurs, des outils de modération efficaces et une transparence sur les algorithmes sont donc indispensables.

Le meilleur exemple existant est celui de la lutte contre les fraudes bancaires. La banque n’est pas responsable des virements frauduleux effectués par ses clients par l’intermédiaire de leurs comptes. En revanche, elle est responsable d’avoir des systèmes de détection des virements frauduleux qui sont efficaces à 95, 96, voire 97 %. Et si elle n’assure pas ce service-là, elle peut être sanctionnée par des amendes importantes. Le DSA, c’est exactement la même chose. Il ne dit pas « Facebook est responsable de telle ou telle fake news ou de tel ou tel contenu haineux en ligne » mais Facebook est responsable d’avoir un système efficace dont il peut adapter les modalités pour réguler ce qu’il relaie.

Le monde virtuel est-il une zone de non-droit, particulièrement pour les plus jeunes ?

L’ensemble de la population a besoin d’être éduquée, même si les mineurs sont évidemment particulièrement vulnérables sur ce genre de sujets. Dans le DSA, il y a d’ailleurs un dispositif renforcé pour la protection des plus jeunes.

Nous avons créé en France une procédure qui permet au CSA de forcer les sites pornographiques s’assurer qu’ils ne sont pas accessibles aux mineurs. Les mineurs sont des cibles privilégiées dans le monde virtuel. C’est un sujet qui nous tient à cœur et pour lequel on a mis en place notamment un plan d’actions pour toute la protection des mineurs en ligne avec le site Jeprotegemonenfant.gouv.fr et la campagne de communication lancée par Adrien Taquet, ainsi qu’une proposition de loi, en discussion actuellement, sur le renforcement du contrôle parental. Il apparaît important aujourd’hui de rendre obligatoire une proposition de contrôle parental lors de
l’activation des appareils électroniques. Aujourd’hui, seul un parent sur quatre a le réflexe d’en installer un.

Cédric O, secrétaire d Etat chargé de la Transition numérique et des Communications électroniques, dans les locaux de Lydia à Paris le 8 décembre 2021.
Cédric O, secrétaire d Etat chargé de la Transition numérique et des Communications électroniques, dans les locaux de Lydia à Paris le 8 décembre 2021. - ISA HARSIN/SIPA

Concernant l’empreinte carbone des entreprises du numérique, que faites-vous pour la réduire ?

L’essentiel de l’empreinte carbone du numérique, ce sont les appareils électroniques. Donc toutes les actions sur le « ne pas répondre à tous, etc » sont anecdotiques par rapport au regard du rythme de remplacement des téléphones portables, des ordinateurs portables et surtout des téléviseurs. Le vrai sujet central est donc le rythme de renouvellement.

On a ainsi créé l’indice de réparabilité sur chaque appareil électronique. La loi visant à réduire l'empreinte environnementale du numérique, votée il y a deux mois, comporte un chapitre sur les pièces détachées pour favoriser la réparation des terminaux. Et nous mettons aussi en place des conditionnalités environnementales sur les tarifs réduits d’électricité et les data centers. Nous avons une vraie volonté de pousser à l’allongement de vie des différents appareils. La question de l’obsolescence logicielle est aussi un sujet important, que nous portons au niveau européen.

La crise sanitaire a-t-elle eu un effet salutaire sur l’inclusion numérique ?

Elle a eu un double effet. Plus de citoyens se sont convertis au numérique mais de l’autre côté, le fossé avec ceux qui ne sont pas montés à bord est de plus en plus grand. La question de la fracture numérique, c’est de continuer à inclure, à aider, à sensibiliser ceux qui n’utilisent pas les outils, ceux qui ne savent pas identifier les fake news, c’est la parentalité à l’heure des écrans, ce sont les données et la vie personnelle. Cette problématique touche donc une majorité de Français à des degrès divers.

Le budget de l’inclusion numérique en 2017 était de 600.000 euros par an, il a été porté à 250 millions d’euros annuels. Le chemin de la transition numérique est encore long et compliqué pour les Français qui ressentent un fort sentiment de dépossession. A nous de les accompagner.