ECONOMIEUn rebond à deux vitesses derrière une croissance record de 7 %

Croissance : Derrière le rebond record de 7 %, « les tensions sur le partage de la richesse s’accroissent »

ECONOMIE« Entre le discours de la croissance miracle et la réalité sociale, il y a un monde d’écart », déplore Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités
Sept millions de personnes souffrent de la faim en France, selon la confédération Oxfam
Sept millions de personnes souffrent de la faim en France, selon la confédération Oxfam - Nicolas TUCAT / AFP / AFP
Jean-Loup Delmas

Jean-Loup Delmas

L'essentiel

  • En 2021, la France peut se vanter d’avoir une croissance à 7 %, un score jamais atteint depuis cinquante-deux ans.
  • Un rebond économique record dont certains Français ne verront pas la couleur. En effet, pour un grand nombre d’entre eux, 2021 rime plus avec précarité que relance.
  • Cette croissance spectaculaire vantée par le ministre de l’Economie Bruno Le maire ce vendredi matin peut même être difficile à vivre pour les plus précaires, comme l’expliquent à 20 Minutes Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités et Henri Sterdyniak, macro-économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques.

Cocorico, la France affiche une croissance de 7% en 2021, le plus haut score depuis cinquante-deux ans. Mais derrière ce chiffre flatteur, de profondes inégalités demeurent, voire se creusent. 2021 marque certes le retour de la croissance après la récession de 2020, mais elle fut aussi l’année des files alimentaires gonflées d'étudiants et celle d’une explosion de la précarité dans le pays. Selon une étude Ifop réalisée en décembre 2021, 51 % des personnes en France ont peur de tomber dans la précarité, parmi lesquels 69 % des 18-25 ans.

« Les 7 % de croissance, je ne les vois pas au quotidien, ironise amèrement Chloé*, bretonne de 27 ans en recherche d’emploi en Web-développement interrogée par 20 Minutes. Le marché de l’emploi reste totalement ravagé. » Si le niveau de vie fut relativement stable pour les travailleurs au poste, notamment grâce au chômage partiel et aux aides aux entreprises, la crise perdure pour les demandeurs d’emploi. « Lors d’une période incertaine, le premier réflexe des entreprises est de cesser d’embaucher. L’écart entre les personnes en poste et les chômeurs s’est encore plus creusé cette année », confirme à 20 Minutes Henri Sterdyniak, macro-économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques ( OFCE).

Un gâteau pas accessible à tous

Certes, le nombre de chômeurs sans activité a reculé de 12,6 % en un an. Mais ce chiffre est quelque peu biaisé vu qu’il se compare à 2020, annus horribilis sur le plan économique. Même verdict pour la croissance : « Oui, la croissance a augmenté de 7 %, mais après avoir chuté de 8 % il y a un an. Par rapport à une situation "normale", il nous manque 2,4 % de croissance. La situation reste moins bonne qu’en 2019 par exemple », tempère l’économiste.

Ainsi, par exemple, si le chômage des jeunes de moins de 25 ans a reculé de 17,8 % par rapport à 2020, il concerne toujours 20 % de cette population en janvier 2022. « Or, les aides pour la jeunesse sont peu nombreuses en France, les jeunes ne sont ni éligibles au RSA ni au revenu minimum, ce qui est encore moins entendable pour eux avec un tel taux de croissance », poursuit Henri Sterdyniak. L’économiste considère que la disparition des petits emplois – tourisme, service alimentaire, livraison, etc. –, indispensables pour certains étudiants notamment, n’a jamais été pris réellement en compte par le gouvernement.

« En période de récession, on se dit qu’on est tous dans le même bateau et on vit paradoxalement mieux les situations précaires, car on sait qu’elles sont communes à pratiquement tout le monde. Quand la croissance repart, les tensions sur le partage de la richesse s’accroissent. Tout le monde veut sa part du gâteau, et les laissés pour compte se sentent floués », abonde Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

La France à deux vitesses

Avec le « quoi qu’il en coûte » et les aides massives de l’Etat, « les entreprises ont finalement peu subi la crise en 2020, et ont enregistré des bénéfices en 2021, engendrant de gros dividendes. De ce point de vue, oui, la croissance creuse les inégalités, d’autant qu’il y a le sentiment que les aides dont les entreprises ont bénéficié ne seront pas redistribuées dans la société », appuie le membre de l’OFCE. « Pendant que mon frigo était vide toute l’année, les entreprises s’auto-gavaient de bonus en tout genre », peste Charles*, chômeur de 24 ans en informatique.

Le paroxysme de ces inégalités se trouve du côté des milliardaires français dont la fortune a augmenté de 86% entre mars 2020 et octobre 2021. Mais si la symbolique est forte, le chiffre est tellement hors-sol que les Français y sont finalement peu sensibles : « Les indignations concernent plutôt les mêmes groupes sociaux. Un jeune au chômage sera plus blessé de voir des gens de son âge en CDI que de connaître le montant de la fortune de Bernard Arnault », commente Louis Maurin. Un constat que partage Chloé : « Je pleure souvent quand des collègues de promotion me parlent de leur boulot. La France repart, la situation va mieux, et moi je reste comme une conne sans emploi. Il y a l’impression d’avoir raté le train en marche, que tout va mieux sauf pour moi »

« C’est la croissance des inégalités, pas la relance économique »

Les propos du ministre de l’Economie Bruno Le Maire ce vendredi, saluant « le rebond spectaculaire de l’économie française » et « une crise économique effacée », peuvent donc pour certains paraître difficilement audibles. « Entre le discours de la croissance miracle et la réalité sociale, il y a un monde d’écart », déplore Louis Maurin. Charles attaque : « La croissance, elle n’est clairement pas pour tout le monde. Les gens déjà bien avant le coronavirus sont encore plus confortables maintenant, pendant que ceux qui galéraient triment encore plus pour survivre. C’est la croissance des inégalités, pas la relance économique. »

Et la situation ne devrait pas tellement s’améliorer conclut le directeur de l’Observatoire des inégalités : « La France espère revenir au niveau de 2019. Mais 2019 était déjà une année remplie d’inégalités, avec beaucoup de Français en situation de précarité. »

*Les prénoms ont été modifiés.