ENTRETIEN« La langue française est très plastique », souligne Leïla Slimani

Journée de la francophonie: « La langue est plus forte que tout », estime Leïla Slimani

ENTRETIENA l’occasion de la Journée internationale de la francophonie ce dimanche, Leïla Slimani nous parle des mots, des sons et des combats qui l’animent
L'autrice Leïla Slimani, à la Foire du livre de Francfort (Allemagne), en 2017.
L'autrice Leïla Slimani, à la Foire du livre de Francfort (Allemagne), en 2017. - John MACDOUGALL / AFP / AFP
Propos recueillis par Lucie Ducos-Taulou

Propos recueillis par Lucie Ducos-Taulou

L'essentiel

  • Ce dimanche 20 mars se tient la Journée internationale de la francophonie
  • Leïla Slimani préface un recueil de textes célébrant la langue française et qui paraîtra le 31 mars.
  • « Il faut s’efforcer de montrer la beauté et le plaisir qu’on peut avoir à parler une langue » confie Leïla Slimani à 20 Minutes.

Dimanche, c'est la Journée international de la francophonie. A cette occasion, le château de Villers-Cotterêts (Aisne) accueille ce week-end de nombreuses rencontres et animations culturelles. Actuellement en restauration, ce lieu est appelé à devenir la Cité internationale de la langue française, soit 23.000 m² dédiés à la célébration de la francophonie. Leïla Slimani prend ce projet très à cœur. La lauréate du prix Goncourt 2016 est la représentante personnelle auprès du président de la République pour la francophonie. Ella a signé la préface de Nos langues françaises, un recueil de textes de douze auteurs et autrices francophones qui paraîtra le 31 mars. Avec une tendresse aux allures de combat, Leïla Slimani y introduit l’amour d’une langue française riche, plurielle et mouvante.

Comment l’idée du livre vous est-elle venue ?

L’idée de Villers-Cotterêts, qui voulait inaugurer un laboratoire de la langue française, s’est imposée quand j’ai été nommée en 2017. Les responsables de ce projet sont venus vers moi avec les éditions du Patrimoine pour me présenter un projet : faire un livre qui parle de la diversité de la langue française. Cela permet aussi de valoriser le projet de Villers-Cotterêts. Les deux sont indissociables.

Dans votre préface, vous parlez de la liberté que la langue française peut porter et apporter. Mais peut-on être complètement libre dans son utilisation ? Y a-t-il des degrés de liberté acceptables et d’autre non ?

Je pense qu’on a beaucoup de liberté avec la langue. Evidemment, il y a, comme dans toute langue, une grammaire, un usage correct ou incorrect. Mais la langue française est très plastique. On peut l’utiliser de mille façons. On peut réinventer une manière de parler français. Je me rappelle quand les premiers rappeurs et slameurs sont arrivés, quand l’argot le verlan ont émergé… Et puis il y a aussi les façons de parler français dans d’autres pays que la France. Cette langue on la transforme. On fait dire à des mots d’autres significations. L’inventivité et la liberté dont on dispose vis-à-vis de la langue française sont absolument immenses.

Dans ce recueil, plusieurs textes évoquent le colonialisme. La langue française peut inspirer une forme de défiance dans les pays qui ont été colonisés. Comment faire pour se réconcilier avec ce langage et se l’approprier ?

Je pense que ces textes racontent ça. La langue est plus forte que tout. Je le vis en tant qu’écrivain, la langue est bien au-dessus d’évènements de la vie quotidienne. Elle finit toujours par nous dépasser et elle devient pratiquement une patrie à elle toute seule. Même quand on a une relation conflictuelle avec la langue, même quand elle nous fait souffrir, même quand on ressent qu’elle peut être un instrument d’humiliation et d’inégalité ; la langue devient aussi un espace, dans lequel on peut s’exprimer. Paradoxalement, on peut y trouver de la beauté, de la poésie, de l’humour… Il y a une transcendance de la langue que l’on ressent dans tous les textes de ce recueil. Même si le fait de parler cette langue fait partie d’une histoire tragique et sanglante, la langue est plus forte que ça. On finit par aimer la langue elle-même parce qu’elle dépasse ces contingences historiques.

S’approprier un langage implique aussi de le maîtriser. Et à travers le projet de la Cité Internationale de la langue française, vous vous engagez justement à lutter contre l’illettrisme. Quelle est l’ampleur de ce phénomène aujourd’hui ?

J’ai beaucoup tenu à ce que Villers-Cotterêts ne soit pas seulement un musée de la langue française qui la mette en avant et qui la valorise, mais aussi un lieu où on peut permettre à ceux qui ne maîtrisent pas cette langue, qui s’en sentent exclus, de pouvoir la maîtriser. La France est un des pays occidentaux où le phénomène de l’illettrisme est le plus présent. Cela représente 2,5 millions de personnes, soit 7 % de la population française. C’est énorme ! En plus, dans la région où se trouve Villers-Cotterêts, ce phénomène est plus présent qu’ailleurs. La lutte contre l’illettrisme doit être un des objectifs principaux. Quelqu’un qui ne maîtrise pas sa propre langue ne peut pas se vivre comme citoyen. Il aura du mal à défendre ses idées ou à convaincre. Il sera plus fragile face au fake news ou au complotisme.

Dans sa nouvelle, Alexandre Duval-Stalla parle de ce sentiment d’exclusion par la non-maîtrise de la langue. Comment peut-on faire, à l’école ou ailleurs, pour que tout le monde sache l'utiliser et la maîtriser le plus tôt possible ?

Il ne faut pas imposer. Ce qui est important c’est de passer par le désir, le plaisir. Et il faut s’adresser à des gens de tous les âges. On n’apprend pas seulement à lire et à écrire quand on est en maternelle. Il faut être capable aussi d’aller vers ceux qui ont perdu le fil, qui ont désappris la langue française. C’est le cas pour des gens dans des situations de marginalisation sociale, de précarité. C’est le cas également de certains détenus comme l’évoque Alexandre Duval-Stalla dans son texte. D’ailleurs, il dirige une association dont je suis la marraine qui s’appelle Lire pour en sortir. La situation de l’illettrisme dans les prisons est terrible. Environ 30 % des prisonniers ne maîtrise pas les savoirs de base et 10 % sont en situation de total illettrisme. Au début, nous leur proposons des livres faciles. Surtout, il ne faut pas être dans le jugement. Ce sont des gens qui souffrent beaucoup de l’humiliation. Ils en viennent à rejeter complètement la lecture puisque ça les renvoie à leur situation. Mais en prison comme ailleurs, il faut s’efforcer de montrer la beauté et le plaisir qu’on peut avoir à parler une langue.

Le débat autour de l’écriture inclusive et de la féminisation de certains mots a éclaté ces dernières années. Quelle position avez-vous par rapport à cette évolution de la langue : plutôt militante, curieuse, défiante ?

Militante ? Non pas du tout. Je pense que la langue est vraiment plus forte que nous. Elle se modifie par elle-même. Elle est le reflet de ce que nous sommes, de l’état d’une société. Les féminisations comme d’autres changements se feront d’eux-mêmes. Concernant l’écriture inclusive, j’ai du mal. Ce n’est pas que je n’y suis pas favorable, mais je ne m’y retrouve pas. C’est une écriture qu’on ne peut pas facilement lire. Et ce que je trouve très beau, dans l’écriture c’est aussi la lecture à voix haute. Une langue, elle se dit. J’aime sa sonorité, son éloquence. Et puis la langue française est déjà une langue extrêmement difficile à apprendre et à maîtriser. Y ajouter des difficultés, je ne sais pas si c’est très efficace, notamment pour ceux qui se sentent aujourd’hui exclus de cette langue.

Le projet de la Cité internationale de la langue française a aussi vocation à encourager la création artistique. Est-ce que vous auriez des recommandations littéraires francophones à nous faire ?

Je vous recommande le livre d’un écrivain marocain qui s’appelle Abdellah Taïa, Vivre à ta lumière. Il est écrit dans une langue française magnifique, mêlée d’arabe et de sonorités marocaines. C’est un très beau livre d’amour sur sa mère. C’est magnifique et ça vient de sortir.

Sujets liés