STRATEGIELe discours sur la guerre en Ukraine est-il « romancé » sur les réseaux ?

Guerre en Ukraine : La communication menée sur les réseaux sociaux ne biaise-t-elle pas la réalité du terrain ?

STRATEGIETandis que l'Ukraine multiplie les contenus choc et se positionne en gagnante sur les réseaux sociaux, la Russie avance ses pions stratégiques plus discrètement. Au point de perdre une guerre qu'elle croyait gagnée d'avance ?
A Kiev, le président ukrainien Wolodymyr Zelensky se filme en mode selfie sur son compte Facebook pour encourager son peuple à résister à l'envahisseur russe, le 26 février 2022.
A Kiev, le président ukrainien Wolodymyr Zelensky se filme en mode selfie sur son compte Facebook pour encourager son peuple à résister à l'envahisseur russe, le 26 février 2022. - FACEBOOK / @VOLODYMYR ZELENSKY / AFP / AFP
Laure Gamaury

Laure Gamaury

L'essentiel

  • L’omniprésence ukrainienne sur les réseaux sociaux pousse à croire que les troupes du président Zelensky sont en train de prendre l’ascendant sur l’armée russe. Mais la réalité est plus nuancée.
  • A chaque camp son style et sa stratégie de communication : l'« influenceur Zelensky » et le martial Poutine combattent également sur le front informationnel et viral.
  • Pour Asma Mhalla, experte des enjeux géopolitiques de l’économie numérique, « en Ukraine, plus que la guerre informationnelle, c’est la guerre de l’émotion. » Mais ce conflit risque bien, selon elle, de se transformer en « guerre Netflix ».

Des Ukrainiens qui se tiennent fièrement au milieu de villes assiégées, un Volodymyr Zelensky tout de treillis vêtu qui harangue les Occidentaux, des militaires russes défaits… Les réseaux sociaux regorgent de clichés, de vidéos, de posts qui laissent à penser que l’Ukraine est contre toute attente, en train de remporter la guerre sur son terrain, un mois après l’invasion des troupes russes. Mais le blocage des informations venant de Moscou, la censure imposée aux médias russes et l’émotion totalement acquise au peuple ukrainien n’ont-ils pas une influence sur la véracité des combats ?

Kiev va-t-elle en sortir vainqueure ? Sur le plan informationnel, c’est un grand oui pour Asma Mhalla, enseignante à Sciences po Paris, spécialisée dans les enjeux politiques et géopolitiques de l’économie numérique. « A court terme, l’Ukraine a gagné puisqu’elle a remporté un enjeu déterminant : l’opinion publique occidentale ». Sur le terrain aussi à en croire le général Vincent Desportes (*), professeur de stratégie à Sciences po et à HEC, « Vladimir Poutine a perdu la guerre ». Il nuance toutefois son propos : « L’armée russe piétine tandis que les troupes ukrainiennes, au-delà de toute espérance, ont arrêté le rouleau compresseur, qui leur promettait une fin éclair. Mais elles ne sont pas non plus en mesure de renvoyer leur adversaire en Russie ». La communication sur les réseaux sociaux serait-elle alors à l’unisson des faits ?

Des stratégies de communication diamétralement opposées

Le général Desportes rappelle que « tout communiqué de guerre est par principe mensonger. Les deux vérités qui meurent à la guerre sont en premier, les plans, – demandez à Vladimir Poutine ! – , deuxièmement, la vérité. La guerre n’est que communication. Il faut prendre les messages des deux côtés avec précaution ». Une analyse partagée par Asma Mhalla pour qui « les réseaux sociaux et les écrans peuvent mettre une distance ». Elle craint aussi « une guerre Netflix » où les deux camps jouent plus sur la communication, qui serait « contreproductive pour le combat réel ». Pourtant, comment oublier qu’à la fin, « c’est une vraie guerre avec des vrais morts ».

Du côté russe, Vladimir Poutine applique la bonne vieille stratégie de la désinformation en immisçant le doute chez ses adversaires. « Le président de la Russie n’a jamais dit "notre modèle est génial, allez-y, adhérez !". En revanche, il clame que le modèle démocratique fonctionne mal depuis des années. C’est un très lent poison qui date déjà de l’ère soviétique », explique Asma Mhalla. La stratégie russe ne rechigne pas non plus à instrumentaliser deux camps opposés, « l’idée étant de brutaliser le débat, de polariser les idées, de chauffer à blanc les antisystèmes donc en quelque sorte d’installer une atmosphère insurrectionnelle, de façon totalement insidieuse. Ce sont des stratégies longues et invisibles », ajoute-t-elle.

Concernant l’Ukraine en revanche, Asma Mhalla lâche les mots de « guerre de l’émotion ». « Tous ces influenceurs beauté qui se sont reconvertis en influenceurs de guerre via du crowdsourcing civique ont relayé en masse sur des comptes Telegram officiels ukrainiens les récits, les contenus, les posts, écrits par le gouvernement. C’est de la communication massive pour quadriller l’espace cognitif ». Le pouvoir, largement représenté par Volodymyr Zelensky, utilise la viralité pour amplifier son message. « Même dans la communication officielle, le président, quand il s’adresse en vidéo au Congrès américain ou à l’Union européenne, reprend des diatribes à la Churchill, les rhétoriques de Chamberlain et instille dans nos imaginaires une scénographie, une sémantique et une binarité des propos qui rappelle la Seconde Guerre mondiale. Pour raviver un événement traumatique et susciter l’empathie », dissèque la chercheuse.

Zelensky l’influenceur vs Poutine l’agent martial et froid du KGB

Si les deux stratégies de communication sont bien différentes, les deux chefs de file qui s’affrontent le sont tout autant. « Ils sont de deux générations différentes, ont des approches de la politique diamétralement opposées, décortique Asma Mhalla. Mais ils sont tous les deux des figures importantes de leur camp, l’incarnant à part entière, notamment sur les réseaux sociaux ». Deux salles, deux ambiances ?

L'« influenceur Zelensky » harangue ses troupes et sa population en ligne et s’engage auprès d’eux. Avec des représentants qui maîtrisent à la perfection les codes des réseaux sociaux, les Ukrainiens, dont c’était le seul levier, ont misé sur l’adhésion immédiate et massive. « Elever leur président Zelensky au rang de héros mythologique leur a notamment permis de réactiver les imaginaires collectifs des Occidentaux. Menacé de mort par les Russes, il continue à tourner ses vidéos en live sur le terrain, avec des chars et des fusils dans le décor », ajoute la chercheuse.

Bien plus rigide, Vladimir Poutine, ancien membre du KGB, n’a aucun compte à son nom. Sa communication ne passe que par des canaux officiels. « Le registre est très froid, très désincarné, très distant, et on tient, comme souvent dans les régimes autoritaires, par la coercition », analyse Asma Mhalla. Si elle loue l’efficacité de la stratégie ukrainienne sur le court terme, elle craint également que le souffle s’épuise, que l’opinion se lasse tandis que la Russie pourrait alors poursuivre ses manœuvres dans l’ombre.

Une guerre loin d’être terminée

Pour le général Desportes, il est peu probable cependant que Vladimir Poutine ait encore des atouts dans sa manche. « L’armée russe ne peut plus avancer. Elle ne peut afficher aujourd’hui que la prise de Kharkiv puisque Marioupol qu’on pensait prise il y a quatre jours, finalement, résiste. Il parie sur la chute du moral des Ukrainiens, mais le moral de ses propres troupes n’est assurément pas au beau fixe non plus. Parce qu’il leur avait promis une victoire rapide, qu’ils piétinent et que le nombre de morts est important. » La composante psychologique, qu’Asma Mhalla qualifie également de « guerre informationnelle » a donc son importance et « peut déstabiliser l’ennemi en ciblant l’opinion publique, qui pourra à son tour exercer une pression politique », conclut-elle.

Mais ces hypothèses ne sont pour l’heure que des supputations. Comme le rappelle la chercheuse, « alors que les experts s’attendaient à un combat cyber, les Russes sont allés sur le terrain avec des fusils, des chars, des soldats. A l’ancienne ». Une manière de rappeler que l’issue de la guerre est encore aujourd’hui imprévisible.

(*) Le général Vincent Desbordes publie le 7 avril, aux éditions Denoël, avec Christine Kerdellant Visez le sommet. Pour réussir, devenez stratège.