INTERVIEWLe projet de fusion nucléaire Iter à l'épreuve de la guerre en Ukraine

Guerre en Ukraine : « 2022 était une année importante pour les livraisons russes », le projet de fusion nucléaire Iter fragilisé

INTERVIEWProblèmes de livraisons, menaces diplomatiques… L’isolement grandissante de la Russie sur le plan international vient fragiliser davantage le projet de fusion nucléaire Iter, auquel participent 35 pays. Entretien avec le directeur de l’ingénierie d’Iter, Alain Becoulet
Le projet Iter est une collaboration internationale de 35 pays, dont la Russie
Le projet Iter est une collaboration internationale de 35 pays, dont la Russie - ITER / ITER Organisation
Alexandre Vella

Alexandre Vella

L'essentiel

  • Installé dans les Bouches-du-Rhône, le projet Iter entend parvenir à reproduire la réaction nucléaire qui se passe au cœur des étoiles, la fusion nucléaire.
  • Trente-cinq pays sont associés dans ce projet, dont la Russie
  • Si pour l’heure la collaboration se poursuit, la guerre en Ukraine et l’isolement de la Russie font craindre de nouvelles difficultés, explique à 20 Minutes Alain Becoulet, directeur de l’ingénierie d’Iter.

Iter est une organisation internationale dont le site de recherche et d’expérimentation est installé dans le nord des Bouches-du-Rhône. Financé par sept membres, représentant 35 pays (l’Union Européenne, les USA, la Chine, l’Inde, la Russie, la Corée du Sud et le Japon), ce projet vise à maîtriser la fusion nucléaire. Près de 4.000 personnes y travaillent dont un peu moins d’une centaine de citoyens russes. Si pour l’heure la collaboration se poursuit, la guerre en Ukraine et l’isolement international de la Russie font craindre de nouvelles difficultés, nous explique Alain Becoulet, directeur de l’ingénierie d’Iter.

Quelle est la place de la Russie dans le projet Iter et quels échanges avez-vous avec ses représentants ?

La Russie est un de nos partenaires, à hauteur de 9 %, au même titre que le Japon ou les États-Unis. Et il se trouve que 2022 était une année importante pour les livraisons russes. Nous avons pas mal d’éléments qui sont finis de fabriquer et qui sont en attente de partir, à l’image de la plus petite des bobines poloïdales, qui doit venir être fixée en dernier, et qui attend dans le port de Saint-Pétersbourg.

L’agence domestique russe nous assure que son gouvernement tiendra ses engagements. Mais il faut voir avec eux comment on peut transporter les choses, car même si elles sont prêtes il peut y avoir des tracasseries de transports, de frontières, des difficultés pour passer des contrats avec des transporteurs, polonais ou allemand, par exemple. Donc nous sommes en relation avec eux, et l’agence domestique russe fait tout ce qui est possible pour trouver les solutions. En fin de semaine dernière, ils nous ont confirmé qu’il livrerait et que Iter n’était pas concerné par le décret russe mettant fin à ses exportations de technologie.

Êtes-vous confiant en leur capacité à continuer à produit et livrer leur pièce ?

Si on oublie ce qu’il s’est passé depuis trois semaines, le partenaire russe est extrêmement fiable, techniquement tout à fait valable. Il livre les choses en temps et en heure. Jusqu’à présent, on n’a rien à redire.

Il y a cette particularité d’Iter qui est une zone internationale. Comment cela se passe pour les citoyens russes qui y travaillent ? Combien sont-ils ? Sont-ils affectés par les sanctions ?

Ils sont un peu moins d’une centaine, plus leur famille. Ceux qui ont le statut Iter organisation sont payés directement par Iter Organisation, donc il n’y a pas de difficulté pour eux. Au niveau bancaire, il leur suffit d’ouvrir un compte ailleurs qu’en Russie, et on les paye. Pour ceux qui sont Iter associés, dont quelques membres sont payés par la Russie, on travaille avec ces gens pour qu’ils ne soient pas en rupture de paiement. Iter fait tout ce qu’il faut pour ne pas laisser les gens ou les convois sur le bord de la route.

Il y a un impact technique, mais on n’est pas affecté aujourd’hui par ce mouvement plus diplomatique. Il n’y a aucun signe que la Russe va dénoncer le traité Iter, et il n’y a pas de mécanisme pour exclure un membre. Nous sommes dans l’attente de ce qu’il peut se passer de plus politique.

Il y a aussi l’Agence de sûreté nucléaire (ASN) qui vous a demandé dernièrement de revoir le procédé de soudage. Que s’est-il passé ?

Sans dire que c’est courant, c’est normal dans la vie de l’élaboration d’une installation nucléaire. On démarre sur un décret d’autorisation d’installation et tout au long de la vie du projet l’ASN suit le design, la construction, etc., et toute cette phase est pavée de points d’arrêts. Là, nous sommes au niveau d’un point d’arrêt numéro 3, celui où on va nous autoriser à souder les éléments de l’enceinte. C’est un point d’étape très important. L’analyse du dossier a été lancée il y a à peu près un an. Et ils nous ont donnés toutes une série de compléments sur l’ensemble de la structure civile, sur les procédures de soudages. Donc on complète le dossier.

L’autorisation finale est la somme de ces choses-là. Alors, on prend un peu de retard par rapport à ce point qu’on voulait lever fin janvier, mais ce dont on a besoin, c’est l’autorisation de commencer à souder les deux premiers secteurs et dans notre planning, c’était prévu en septembre.

Pour autant, reste-t-on sur la création d’un premier plasma en 2026 ?

Non, mais ce n’est pas lié à cela ni à l’actualité internationale. C’est davantage lié au Covid-19 qui nous a beaucoup perturbés dans l’arrivée des composants, à la fois dans les industries en charge de produire les pièces et au niveau du transport, dont on est très dépendant. Ce qu’on essaye de faire, c’est de ne pas perturber la date, importante pour nous, qui est celle de 2035, celui du plasma de fusion. Il ne faudrait pas que d’autres choses viennent encore plus perturber l’avancée du projet…

Si toutefois cela devait s’envenimer avec la Russie, y aurait-il des solutions de rechange ?

Il pourrait y avoir des choses très embêtantes. Rien que nous ne saurions pas refaire, ce n’est pas la question, mais c’est un problème de délai. La bobine poloïdale, par exemple, il a fallu trois ans pour la construire. Mais il n’y a pas de technologie tellement spécifique que seule la Russie pourrait faire.

Le projet Iter a été imaginé en 1985 entre Reagan et Gorbatchev, symbole de la détente et la fin de la Guerre froide, la charge symbolique est lourde…

Les recherches scientifique et technique sont des armes de paix et de rapprochement entre les peuples, et cela doit perdurer. On l'a vu avec la station spatiale internationale. Je travaille avec des personnes russes depuis des années, et ces personnes ne sont pas plus heureuses que vous et moi de ce qu’il se passe…

Avez-vous de sérieuses craintes sur ce projet ?

Bien sûr. Clairement, aujourd’hui la partie russe dit continuer comme si de rien n’était. Mais on peut imaginer que les États-Unis, l’UE ou le Japon, à un moment, refusent de s’asseoir à la même table. C’est du ressort diplomatique, et cela nous échappe totalement. Là, c’est une difficulté diplomatique dont Iter est un dommage collatéral. Il y a un ralentissement, j’espère que ça n’ira pas plus loin.