INTERVIEW« L’objectif des enquêtes sur l'Ukraine, c’est la lutte contre l’impunité »

Guerre en Ukraine : « L’objectif des enquêtes sur les crimes de guerre, c’est la lutte contre l’impunité », selon la vice-procureure Aurélie Belliot

INTERVIEWLa magistrate Aurélie Belliot, qui dirige l’équipe chargée d’enquêter sur les crimes internationaux au sein du Parquet national antiterroriste (Pnat), a répondu en exclusivité aux questions de « 20 Minutes »
Un homme dans les décombres de son appartement, visé par des tirs russes, en banlieue de Kiev le 15 avril 2022.
Un homme dans les décombres de son appartement, visé par des tirs russes, en banlieue de Kiev le 15 avril 2022. - FADEL SENNA / AFP / AFP
Hélène Sergent

Propos recueillis par Hélène Sergent

L'essentiel

  • Le pôle « crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre » du Parquet national antiterroriste (Pnat) a ouvert quatre enquêtes préliminaires depuis le début du conflit en Ukraine.
  • Ces enquêtes ont été ouvertes car elles concernent des victimes françaises, indique à 20 Minutes Aurélie Belliot, la vice-procureure qui dirige ce pôle.
  • Mais l’accès au terrain pour récolter les preuves sur place reste pour l’heure impossible aux magistrats français.

Pierre Zakrzewski avait 55 ans. Le 14 mars dernier, ce caméraman franco-irlandais, habitué aux terrains de guerre qu’il couvrait depuis plus de trente ans, a été tué en Ukraine alors qu’il accompagnait un journaliste de la chaîne américaine FoxNews. Deux jours après sa mort, une enquête a été ouverte par le Parquet national antiterroriste (Pnat). En France, ce sont les magistrats du pôle « crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre », rattachés au Pnat, qui sont chargés de ces dossiers.

Comment se déroulent ces enquêtes alors que le conflit continue de faire rage entre la Russie et l’Ukraine ? Quels liens les magistrats entretiennent-ils avec les institutions judiciaires internationales ? Dans une interview accordée à 20 Minutes, Aurélie Belliot, vice-procureure à la tête de ce pôle spécialisé revient sur les spécificités de ces investigations et les difficultés rencontrées dans ces affaires complexes.

Combien d'enquêtes en lien avec le conflit ukrainien ont été ouvertes par le Pnat à ce jour ?

A ce jour, nous avons quatre enquêtes préliminaires ouvertes par notre pôle depuis le début du conflit ukrainien. La première, ouverte le 16 mars, est liée à la mort du journaliste franco-irlandais, Pierre Zakrzewski. Les trois autres enquêtes concernent aussi des victimes françaises mais qui ne sont pas décédées. Dans le détail, nos investigations visent notamment des faits « d’atteintes volontaires à la vie et l’intégrité physique ou psychique d’une personne protégée par le droit international humanitaire » ou encore d'« attaques délibérées contre la population civile ». Plus concrètement, il peut s’agir d’un bombardement d’un immeuble d’habitation, par exemple.

Pourquoi la justice française enquête-t-elle sur des crimes commis en dehors de ses frontières ?

La justice française est compétente pour poursuivre des auteurs de crimes internationaux comme les crimes de guerre, les tortures – au sens de la convention de New York de 1984 – les disparitions forcées, les crimes contre l’humanité ou les génocides. Nous pouvons nous saisir de ces faits dans plusieurs cas : quand la victime est de nationalité française, quand l’auteur est français ou – en fonction des infractions – quand un auteur suspecté de ces faits réside habituellement ou se trouve sur notre territoire. L’identification de victimes françaises impose une réponse judiciaire.

Depuis le début du conflit, tout le monde parle de la Cour pénale internationale (CPI) – et à raison parce qu’elle fait un travail monumental et indispensable – mais la CPI n’a pas vocation à juger tous les auteurs et complices de crimes internationaux. Il y a un principe de complémentarité avec les juridictions nationales. Chacun peut et doit prendre sa part dans la lutte contre l’impunité des crimes internationaux. D’ailleurs, la France n’est pas la seule à agir de la sorte, des enquêtes ont été ouvertes en Suède ou en Allemagne. Enfin, en ratifiant le statut de Rome, la France a intégré dans son droit national ces infractions. On applique simplement le droit français.

Comment ces faits sont portés à votre connaissance ?

Nous disposons de diverses sources d’information pour obtenir des éléments à la fois sur les faits commis sur place et sur la possibilité qu’il y ait des ressortissants impliqués. On sait depuis le début du conflit que des Français se trouvent sur place, certains se sont exprimés dans les médias. Cela fait partie des éléments que nous recoupons pour déterminer s’il y a lieu ou pas d’ouvrir une enquête.

Plusieurs responsables politiques ont, ces dernières semaines, utilisé le mot de « génocide » pour qualifier certains faits commis en Ukraine comme à Boutcha. Une enquête pour ce type de faits pourrait-elle être ouverte selon vous ?

L’analyse juridique se construit au fil de la procédure. On peut s’appuyer sur le travail de la CPI et les qualifications retenues à l'ouverture d'une enquête peuvent évoluer en fonction des éléments qui nous sont apportés. Le génocide, c’est « le crime des crimes ». Il fait partie des crimes contre l’humanité en France mais sa spécificité c’est l’intention de détruire totalement ou partiellement un groupe de population.

Les crimes de guerre, eux, sont des violations du droit international humanitaire. Toute infraction commise en temps de guerre n’est pas forcément un crime ou un délit de guerre. Il faut qu’elle ait été commise lors d’un conflit armé, que ces faits soient en relation avec ce conflit et en violation des lois de la guerre, contre des biens et des personnes protégées, c’est-à-dire des civils.

Comment les équipes du pôle travaillent sur ces enquêtes et quelles difficultés, spécifiques au conflit ukrainien, rencontrent-elles ?

Nous travaillons sur les enquêtes ukrainiennes de la même manière que nous travaillons sur les autres dossiers. Leur spécificité commune, c’est qu’ils concernent des faits commis en dehors de nos frontières. Cette distance exige donc de nombreuses actions de coopération et d’entraide judiciaire. Du fait de la complexité de ces enquêtes, les délais de nos procédures sont aussi plus importants que dans des enquêtes de droit commun. La spécificité des enquêtes liées à l’Ukraine, c’est que le conflit est en cours et se déroule sous nos yeux. La situation est très mouvante et nous oblige à suivre les évolutions du conflit pratiquement en temps réel. Cela signifie aussi des difficultés accrues pour accéder au terrain de preuves.

Un déplacement en Ukraine ne pourra avoir lieu que dans le cadre d’une demande d’entraide pénale internationale et si les investigations peuvent être réalisées sur place. Les gendarmes et experts français envoyés récemment en Ukraine l’ont été dans le cadre d’une coopération bilatérale avec les autorités locales mais pas dans le cadre de nos enquêtes.

Comment travaillez-vous avec les enquêteurs de la CPI et avec les autorités ukrainiennes ?

Nous travaillons de façon complémentaire. Nous pouvons adresser des demandes d’entraide pénale internationale au bureau du procureur de la CPI pour nourrir nos propres enquêtes et, en retour, la CPI peut nous adresser ses demandes. Il existe toute une constellation de partenaires et sans ce dialogue constant avec eux, nous aurions de grandes difficultés pour mener à bien nos enquêtes.

Et nous travaillons également de façon bilatérale avec les autorités judiciaires d’un pays par le biais de demande d’entraide judiciaire. Ces échanges sont vraiment très importants pour nous pour collecter des preuves. Enfin, nous échangeons avec des organisations non gouvernementales (ONG), qui ont des actions de plaidoyer mais qui peuvent aussi représenter des victimes de crimes de guerre et documenter des exactions dans des rapports très fournis qui peuvent être, pour nous, une base de départ.

Ces enquêtes ont-elles vocation à être jugées en France ?

Il est trop tôt pour le dire. L’ouverture de ces quatre enquêtes préliminaires reste très récente et le conflit est toujours en cours. Il est prématuré d’imaginer la finalité de ces procédures, mais rien n’est exclu parce que l’objectif final, c’est la lutte contre l’impunité.


Notre dossier sur la guerre en Ukraine

Combien de dossiers gèrent actuellement vos équipes ?

On compte environ 80 instructions en cours et près de 75 enquêtes préliminaires. L’équipe en charge de ces dossiers est composée de cinq magistrats et de trois assistants spécialisés. Du côté du siège, quatre juges d’instruction sont chargés de ce contentieux. En plus de ces investigations, nos équipes vont aussi être très mobilisées dans les prochains mois sur des procès d’ampleur.

Le 9 mai prochain, la cour d’assises de Paris doit juger pendant dix semaines un ancien préfet du Rwanda, Laurent Bucyibaruta. Il comparait pour génocide, crimes contre l’humanité et complicité de ces crimes. On parle de massacres qui ont causé une centaine de milliers de morts. C’est un procès particulièrement important pour nous puisque deux magistrats et un assistant spécialisé de notre pôle seront entièrement mobilisés pendant cette audience. Et contrairement aux procès terroristes, l’accusé est jugé par un jury populaire. Pour nous, la tenue d’un procès comme celui-là, c’est l’aboutissement de plusieurs années d’investigations.