TRIBUNALLa condamnation de Deliveroo va-t-elle changer la donne pour les livreurs ?

Deliveroo : La condamnation de la plateforme va-t-elle rebattre les cartes de la livraison à domicile ?

TRIBUNALDeliveroo a été condamnée mardi à 375.000 euros d’amende pour travail dissimulé
La condamnation pénale de Deliveroo est un pas symbolique mais pas encore décisif
La condamnation pénale de Deliveroo est un pas symbolique mais pas encore décisif - JACQUES DEMARTHON / AFP / AFP
Jean-Loup Delmas

Jean-Loup Delmas

L'essentiel

  • Pour la première fois en France, une plateforme de livraison a été condamnée au pénal.
  • La décision concerne Deliveroo, mais peut-elle impacter d’autres plateformes ?
  • Pour les livreurs, si un pas vient d’être franchi, le chemin s’annonce encore long.

Mardi, le tribunal correctionnel de Paris a infligé à Deliveroo une amende de 375.000 euros. Le motif de cette sanction : avoir employé, en tant qu’indépendants, des livreurs qui auraient dû, selon l’accusation, être salariés. Il s’agit de la somme maximum prévue par la loi. La cour a également prononcé une peine de prison de douze mois avec sursis contre deux anciens dirigeants de la plateforme. Un troisième cadre a quant à lui été jugé coupable de « complicité de travail dissimulé », et écope de 10.000 euros d’ amende et 4 mois de prison avec sursis. Deliveroo devra aussi verser 50.000 euros de dommage et intérêts à chacune des cinq organisations syndicales en leur qualité de parties civiles lors du procès, liste Valérie Duez-Ruff, avocate aux barreaux de Paris et de Madrid.

La condamnation de cette société va-t-elle marquer une nouvelle ère pour les plateformes de livraisons, et le début de la fin de l’ubérisation ?

Pédalage dans la semoule

Rangez vos idéaux d’un monde meilleur, l’affaire est loin d’être réglée. « Cette décision concerne une société particulière pour un mode d’organisation spécifique pendant une période donnée », nuance d’emblée David van der Vlist, avocat spécialiste en droit du travail, tempérant nos ardeurs révolutionnaires. Même constat chez Grégoire Leclerq, cofondateur de l’Observatoire de l’Ubérisation : « Les faits incriminés remontent entre 2015 et 2017, soit entre cinq et sept ans, une éternité à l’échelle des plateformes. La situation n’est plus du tout la même pour Deliveroo aujourd’hui. » La décision serait donc importante mais trop anachronique pour faire bouger les lignes : « C’est un symbole fort, mais fondamentalement, ça ne va pas changer les choses », poursuit l’expert.

D’autant que niveau symboles sur l’ubérisation, la journée de mardi en a fourni un deuxième, cette fois plus amer. Le même jour, donc, Just Eat annonçait le licenciement probable de 269 livreurs en CDI dans 20 villes, soit un tiers de ses coursiers salariés en France. En janvier 2021, Just Eat avait voulu bouger les lignes en annonçant sa volonté de recruter 4.500 livreurs en contrat à durée indéterminé. Moins d’un an et demi après, le constat d’échec s’impose : « Cela montre qu’on n’a toujours pas trouvé le modèle économique et social correspondant à ce genre d’activité. Le "tout salarié" ne fonctionne pas », constate le cofondateur de l’Observatoire.

Un premier pas et un précédent

La révolution de l’ubérisation attendra donc. Pas que la décision du tribunal soit anecdotique, loin de là. C’est la première fois qu’une plate-forme est condamnée au pénal, créant « un précédent », selon Valérie Duez-Ruff. Pour l’avocate, les autres plateformes « vont devoir prendre des mesures pour réagir à cette décision en s’assurant que le recours à des travailleurs indépendants ne correspond pas aux éléments caractéristiques du salariat, tel que le lien de subordination. »

Les premières condamnations judiciaires envers les plateformes de livraisons en France datent de novembre 2018, lorsque la Cour de cassation avait reconnu un lien de subordination entre Take Eat Easy et un coursier. D’autres arrêts sont tombés depuis pour d’autres plateformes, notamment Uber et – déjà – Deliveroo.

« Les actions vont se multiplier »

Mais la décision du mardi, non pas un arrêt mais au pénal, répétons-le, change pas mal de choses, indique David van der Vlist. Petit cours de droit rapide : « Non seulement Deliveroo doit indemniser les employés concernés, comme avec un arrêt, mais la société paie en plus une forte amende, rajoutant des frais supplémentaires. L’intérêt du pénal est qu’on peut directement aller chercher les dirigeants et les condamner à titre personnel, créant un autre niveau de menace. C’est donc une décision marquante et dissuasive. »

Valérie Duez-Ruff va plus loin encore : non seulement les plateformes ont désormais des raisons objectives de s’inquiéter, mais la décision du tribunal pourrait également inspirer les livreurs. Si ce procès n’est donc pas en lui-même un game-changer, il en appelle d’autres, selon la spécialiste : « Tous ceux dont le statut de travailleur indépendant leur semble être un "habillage juridique fictif", pour reprendre les termes du jugement, peuvent décider de faire valoir leurs droits grâce à cette décision. De nombreux livreurs n’avaient pas osé se constituer partie civile de peur de voir leur compte résilié et de ne plus pouvoir travailler. Il est donc à parier que les actions vont se multiplier »

Vers de meilleurs lendemains ?

Et l’avocate ne s’arrête pas là : « Les livreurs vont pouvoir saisir la juridiction civile, à savoir le Conseil de Prud’hommes, pour solliciter la requalification des relations contractuelles en salariat, avec toutes les sommes y afférentes, et notamment le remboursement des charges qu’ils ont dû verser en qualité de travailleur indépendant ».

Pas de révolution, encore et toujours, mais peut-être quelques graines plantées ici et là. Kamel, livreur Uber Eat, confie son ressenti à 20 Minutes : « Ce n’est pas un scoop qu’on est traité comme de la merde. Que la justice commence à nous aider, c’est bien. Mais vu la considération des gens, de la société et des plateformes pour nous, on sait que le chemin est encore très long. C’est un métier où on perd vite espoir en l’avenir, et il faudra plus que 375.000 euros d’amende pour me convaincre qu’on va enfin être considéré. »