« 20 Minutes » avec« La banalité du sexisme se suffit à elle-même », explique Ovidie

« Des Gens Bien Ordinaires » : « J’ai fait une série où il est question de porno sans mettre une seule scène de sexe », se réjouit Ovidie

« 20 Minutes » avecLa série « Des Gens Bien Ordinaires », créée par Ovidie et diffusée le 6 juin sur Canal+, met en scène un monde dystopique basé sur le principe d’inversion des rapports de pouvoirs et de genres.
Ovidie au festival CanneSeries le 3 avril 2022.
Ovidie au festival CanneSeries le 3 avril 2022. - SYSPEO/SIPA / SIPA
Anne Demoulin

Anne Demoulin

L'essentiel

  • Tous les vendredis, 20 Minutes propose à une personnalité de commenter un phénomène de société dans son rendez-vous 20 Minutes avec…
  • « Des gens bien ordinaires », diffusée le 6 juin à 23h05 sur Canal+, série crée Ovidie dans un monde dystopique basé sur le principe d’inversion des rapports de pouvoirs et de genres.
  • Une fiction qui oblige à penser « la banalité du sexisme ».

Des bancs de la fac aux plateaux des films X, le portrait du sexisme ordinaire. Comme le court-métrage qui l’a précédé en 2020 Un jour bien ordinaire, la « création décalée » en huit épisodes de 9 à 17 minutes Des gens bien ordinaires, diffusée sur Canal+ dès le 6 juin à 23h05 et disponible sur myCANAL, met en scène Romain (Jérémie Gillet), un étudiant en socio de 18 ans qui fait ses premiers pas dans l’industrie porno, dans un monde dystopique basé sur le principe d’inversion des rapports de pouvoirs et de genres. 20 Minutes a rencontré Ovidie, la créatrice, réalisatrice et autrice de cette fiction qui fait sérieusement réfléchir sur les rapports entre hommes et femmes, à CanneSeries où la série était présentée en avant-première.

Pourquoi avez-vous décidé de développer votre court-métrage en série ?

Un jour bien ordinaire se passait sur une journée, Des gens bien ordinaires s’étale sur une année. Un jour bien ordinaire était vraiment un film militant, on était dans la dénonciation. On ne peut pas l’être sur un format long de 8 épisodes. Quand on a terminé le court-métrage, je me suis dit qu’il y avait un potentiel sériel. On avait envie d’en savoir plus sur Romain. Après les projections, on me posait plein de questions : « Romain vient d’où ? C’est quoi son milieu social ? Il a une copine ou pas ? » La série permet de développer ce personnage et de comprendre ses motivations. On a envie d’explications faciles du genre : « Il fait du porno pour l’argent ou par fantasme. » C’est beaucoup plus compliqué que cela et il fallait bien huit épisodes pour essayer de comprendre.

Qu’apporte ce dispositif d’inversion des rapports de pouvoir et de genres ?

Ce principe d’inversion est là pour créer une légère sensation de malaise qui nous amène à nous questionner. Je n’avais pas envie de représenter des scènes de violences, la banalité du sexisme se suffit à elle-même. C’est pour cela que j’ai plongé tous mes personnages dans un monde où les rapports de pouvoir sont inversés, parce que ces petites banalités du sexisme, on finit par même plus les relever. Le fait, par exemple, que Romain soit avec une femme un peu plus âgée que lui, une jeune prof alors qu’il est un petit étudiant en première année de licence. Si j’avais mis dans cette série un personnage féminin de 18 ans avec un mec de 32 ans, jeune prof, on l’aurait à peine relevé, alors que là, ça attire l’œil ? Il y a plein de petits détails comme cela dans la série, où on se dit, ça passe moins.

Pourquoi avoir choisi Jérémy Gillet pour incarner Romain ?

J’avais vu Jérémy Gillet dans la série Mytho sur Arte où il jouait le rôle de cet adolescent non binaire. Il a prouvé qu’il était capable d’être dans un entre-deux genres sans en faire des caisses. Il n’hésitait pas à se mettre en danger parce qu’on voit bien les réactions viscérales que la question de la non-binarité provoque. Je ne l’ai pas pris parce que c’était le gamin dans Mytho. Mais ce qui m’a le plus touché chez Jeremy, c’est qu’il avait un côté un peu Jean-Pierre Léaud, une diction un peu surannée, un peu Nouvelle Vague par moments. Il a ce côté vraiment hors du temps que je trouve fascinant.

Dans ce monde sous domination matriarcale, Romain va vivre le monde du porno comme un moyen d’émancipation…

Romain cherche l’émancipation. Il pense arriver dans un milieu super marginal et tombe sur des gens super ordinaires. Cela va être sa première déception, mais sa vie va changer radicalement puisque comme le dit sa compagne dans l’épisode 2 : « Ce n’est que le début des emmerdes ». Le porno est un suicide social, c’est une mise en marche de la société sur laquelle on ne peut jamais revenir, mais, vraiment. Cela fait 22 ans que cela ne me concerne plus et on me pose encore des questions dessus !

Toutes les scènes de sexe au sein de l’industrie pornographique sont filmées hors-champ…

Sur les huit épisodes, seuls trois se passent sur des tournages. On n’est pas là pour se rincer l’œil. J’avais envie de faire une série pudique, dans la retenue. On a réussi cette performance de faire une série où il est question de porno sans mettre une seule scène de sexe. Le maximum de nudité concerne une scène de douche dans le 8e épisode. J’ai toujours été très déçue ces vingt-cinq dernières années des films et documentaires sur l’industrie pornographique que j’ai pu voir. J’ai toujours trouvé cela super naze et caricatural, avec du cul gratuit et de la violence gratuite. Je ne voulais certainement pas faire cela. J’avais envie de représenter des gens hyper ordinaires dans la vie : une réalisatrice qui fait du film institutionnel à côté, des techniciennes qui sont là pour faire leurs heures, un garçon qui n’est pas là parce qu’il souhaite gagner de l’argent ou qu’il est super assoiffé de sexe.

C’est l’essence du female gaze, non ?

On découvre cet univers au travers le regard de Romain. Néanmoins, évidemment qu’en tant que réalisatrice de cette affaire, c’est mon regard là-dessus. Ces passages-là ne nécessitent pas d’hyper érotisation de ce garçon, qui a l’âge d’être mon fils. Romain est dans une sorte d’étrangeté face au monde, un peu désexualisé, il n’est pas très intéressé d’ailleurs par cette question. Si j’avais été un mec réalisant une série avec une gamine de 18 ans qui rentre dans l’industrie du porno, au bout de deux minutes et demie, on aurait vu son cul en string. On aurait aussi eu droit à tous les poncifs et les détails les plus sordides sur toutes les pratiques. Je ne voulais pas de cela. Je désirais juste qu’on soit en empathie avec Romain, un personnage hyper intéressant.

« Peut-on critiquer le spectacle en étant soi-même un produit du spectacle ? », demande Isaure à son ami Romain. « Des gens bien ordinaires » est aussi une réflexion sur le militantisme…

Romain est embarqué dans des histoires de militantisme avec sa copine Isaure, plus radicale que lui et qui s’intéresse plutôt aux sabotages et aux actions clandestines. Là où elle va dans l’ombre, lui a envie d’être dans la lumière des projecteurs et donc de s’exposer. Dans sa grande naïveté de gamin de 18 ans, il pense qu’il va pouvoir révolutionner les industries culturelles en étant « le ver dans le fruit ». C’est complètement illusoire que de penser qu’on va détruire le spectacle de l’intérieur, ce n’est pas possible. Sauf, que lui, à ce moment-là, il y croit. Il pense qu’en passant à la télévision et en tenant un discours militant, plus qu’en distribuant des tracts à la fac, il va toucher le plus grand le plus grand monde et pouvoir mettre le sbeul.

Votre thèse de doctorat en études cinématographiques portait sur « Se raconter sans se trahir : l’auto-narration à l’écrit et à l’écran », Des gens bien ordinaires est-elle une auto-narration ?

Ce n’est pas une autofiction. Romain, ce n’est vraiment pas moi ! Je suis un peu Romain, un peu Dominique, la réalisatrice désabusée, Céline, l’éducatrice canine qui amène ses clébards sur le tournage, etc. Je suis un peu tout le monde dans cette histoire. Il s’agit plutôt d’un point de vue situé. L’idée n’était pas de faire l’exorcisme de ce que j’ai pu vivre il y a 23 ans. En revanche, c’est un point de vue situé dans la mesure où cette expérience-là, je l’ai vécue. Je l’ai vécue dans mon corps aussi. Et on sait bien dans toutes ces histoires de male gaze et female gaze que le fait d’avoir vécu l’expérience soi-même dans son corps, fait qu’on la filme différemment. Je ne filme pas avec un point de vue de voyeur et je ne présente pas mes personnages comme des espèces de bêtes de foire. Dans mon corpus de thèse, j’ai beaucoup bossé sur Cyril Collard. Ce qui me fascine dans l’auto-narration de Cyril Collard, et ce que j’ai essayé de faire dans mon coin, c’est qu’il sème plein d’indices partout qu’on ne relève pas forcément de prime abord. Dans la série, il y a mes étudiants, ma collègue, mes chiens, la maison de mes parents… La série a été tournée à Angoulême, la ville dans laquelle j’habite. Ma façon de m’autoraconter, c’est plus dans la création de cet univers-là en distillant des indices un peu partout que de façon hyper frontale de l’histoire d’un étudiant qui fait du porno.

Qu’apporte la fiction par rapport à un documentaire tel que « Pornocratie » ?

Un documentaire, même si c’est du récit construit, il y a quand même une promesse de coller au réel au maximum. L’avantage de la fiction et a fortiori une fiction qui se passe dans un autre monde avec des rapports de pouvoir inversés, est de permettre de prendre un peu de distance avec le réel. Ecrire une autobiographie ou raconter mon histoire dans un documentaire ne m’aurait pas intéressé. La fiction permet une liberté totale d’inventer des situations qui n’existent pas. Même s’il y a moins de liberté, moins d’improvisation et plus de contrainte sur un tournage de fiction que sur un documentaire, la fiction permet de prendre une plus grande distance avec le réel.

Vous ne vous définissez plus comme une féministe pro-sexe, comment définissez-vous votre engagement ?

Je me définis toujours comme féministe. Ça ne bouge pas et ça ne bougera pas. J’ai pris beaucoup de distance avec le milieu féministe pro-sexe, un mouvement qui me semblait avoir du sens dans les années 1990. Mais aujourd’hui, en 2022, cela a-t-il encore du sens de me définir comme cela ? Ce mouvement a-t-il encore du sens après MeToo ? Ce mouvement n’a pas bien passé le crash test MeToo. Certaines pionnières du mouvement se sont démarquées par leur silence assourdissant. La pionnière Betty Dodson, décédée il y a quelques mois, a eu des sorties bizarres du genre : « C’est bien qu’on parle des victimes de viol, mais on pourrait aussi mettre en avant les femmes qui ont réussi à déjouer les viols. » Cela me paraît très problématique comme discours. Un des objectifs du féminisme pro-sexe, je pense au Post Porn Modernist Manifesto de 89, était de faire rentrer la pornographie dans les musées. Ce qu’elles ont fait, avec des photos avec Robert Mapplethorpe par exemple. Cela avait du sens en 1989. Mais aujourd’hui, alors qu’on a du sexe partout dans notre environnement culturel et médiatique ? Je ne me définis plus comme ça, mais toujours comme féministe. Et puis, je suis toujours très à gauche de la gauche. La question que pose Isaure, c’est une interrogation que j’ai tout le temps. C’est un fantasme petit bourgeois que de prétendre révolutionner le monde en faisant des films. Je ne prétends plus me la jouer « ver dans le fruit ». J’avais cette prétention à 18 ans, elle est évacuée maintenant. A mon petit niveau, j’essaie d’apporter une petite pierre en amorçant une réflexion sur tel ou tel sujet. Mes sujets sont toujours les mêmes depuis plus de vingt ans, c’est la constante, c’est pour ça que je n’ai jamais changé de nom. La question de l’intime (sexualité, parentalité, maternité et cetera) à travers un prisme politique, c’est cela ma constance.

Selon vous, le mouvement MeToo a-t-il permis de faire évoluer les choses dans l’intime ?

Il y a une rupture civilisationnelle. Il y a un avant et un après MeToo, bien sûr. Pas du côté de mecs de notre génération. Ils n’ont pas beaucoup bougé et ont beaucoup de mal à remettre en question l’intime ou à politiser l’intime. Ils sont plutôt du bon côté de la barrière et n’ont pas trop intérêt à faire bouger les choses. En revanche, les jeunes mecs qui ont 18/20 ans, qui sont rentrés dans l’adolescence avec MeToo, sont familiarisés aux questions de consentement, etc. J’ai beaucoup d’espoir pour cette génération, beaucoup moins pour la mienne. Il y a une évolution : on n’a jamais autant remis en question l’amour qu’en ce moment, on n’a jamais autant remis en question l’hétérosexualité en tant que système qu’en ce moment. MeToo a tout changé.

Après la projection à CanneSeries, des jeunes ont exprimé leur malaise par rapport à la scène où Romain et sa compagne ont un rapport sexuel…

Je trouve cela hyper intéressant. Ils ont été choqués par une scène où on ne voit rien. On voit juste un dos nu et le visage, les yeux perdus dans le vide de Romain. Ils ont été mal à l’aise alors qu’ils se tapent Sex Education et Euphoria. Pourquoi ont-ils été mal à l’aise ? Parce qu’ils n’ont pas l’habitude de voir un garçon en situation de passivité pendant l’acte, qui ne prend pas de plaisir, qui est absent de ce qu’il fait et qui attend que sa partenaire se finisse sur lui. Le but de l’inversion est de les provoquer. Ce qui les a interpellés, c’est le regard vers le plafond de ce garçon qui ne trouve pas son compte dans cet acte sexuel. Il n’est pas vraiment violé, il ne prend juste pas de plaisir. Habituellement, c’est l’inverse.

Vous citez « Sex Education » et Euphoria », ces séries véhiculent-elles le bon message aux jeunes ?

Je n’ai pas trop d’avis, je ne les ai pas assez vues. J’ai regardé mollement un tout petit peu Sex Education. Ma fille a regardé et trouve cela pas mal. Je vais regarder Euphoria, parce que je sais qu’en termes de réalisation, c’est intéressant. Mais le pitch ne me parle pas. Toute l’année, quand je fais des interventions, je vois une jeunesse hyper maligne, hyper conscientisée, et loin de faire n’importe quoi. L’âge de la perte de virginité n’a pas trop bougé. Ils ont une conception différente de l’amour des générations précédentes, mais ils y sont très attachés. Beaucoup ne baisent pas du tout. Ils vont dire : « je sors avec quelqu’un », alors qu’en fait, ils se parlent sur Discord depuis six mois… Il peut même y avoir un évitement des rapports, et le Covid n’a pas aidé. Mais je n’ai pas du tout l’impression que cette génération fait n’importe quoi, mais qu’au contraire qu’elle est porteuse d’espoir.