DECRYPTAGEPeut-on parler de « grande démission » en France comme aux Etats-Unis ?

« Grande démission » : La France connaît-elle le même scénario que les Etats-Unis ?

DECRYPTAGEMême si les chiffres des démissions en France atteignent des niveaux historiques depuis fin 2021, les conditions de l’emploi et les raisons des départs ne peuvent être comparées au marché de l’emploi américain
Photo illustration d un dossier de rupture conventionnelle d un contrat de travail.
Photo illustration d un dossier de rupture conventionnelle d un contrat de travail. - ALLILI MOURAD/SIPA/SIPA / SIPA
Cécile De Sèze

Cécile De Sèze

L'essentiel

  • Fin 2021 et début 2022, le nombre de démissions a atteint un niveau historiquement haut, avec près de 520.000 démissions par trimestre, dont 470.000 démissions de CDI, selon une étude de la Dares.
  • Une situation du marché de l’emploi qui s’explique par la reprise après la crise sanitaire, et qui engendrent des difficultés pour certains secteurs à recruter.
  • Eric Heyer, directeur du département analyse et prévision à l’OFCE et Marie-Rachel Jacob, professeure de management stratégique des ressources humaines à emlyon business school, expliquent toutefois à 20 Minutes en quoi cette « grande démission » n’est pas comparable avec celle observée aux Etats-Unis.

Comme après la crise financière de 2008, les démissions ont augmenté en France après la pandémie de Covid-19. A chaque trimestre, entre fin 2021 et début 2022, la France a enregistré près de 520.000 démissions, dont 470.000 de CDI, selon une étude de la direction de l’Animation de la recherche, des Études et des Statistiques (Dares) publiée le jeudi 18 août. « Le record précédent datait du 1er trimestre 2008, avec 510.000 démissions dont 400.000 pour les seuls CDI », précise l’étude. Sur les entreprises de 50 salariés ou plus, le taux de démission rapporté au nombre de salariés est actuellement parmi les plus élevés depuis 1993. Il reste néanmoins inférieur à celui observé au début des années 2000.

Un phénomène qui rappelle ce qu’il se passe aux Etats-Unis. L’Amérique du Nord connaît une vague de démissions massives avec, rien qu’en novembre 2021, plus de 4,5 millions d’Américains qui ont quitté leur travail pour naviguer vers d’autres contrées professionnelles. Peut-on pour autant parler d’une « grande démission » en France, similaire à ce qu’il se passe chez nos voisins américains ? Non, selon Eric Heyer, directeur du département analyse et prévision à l’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques). « Ce n’est pas du tout la même chose qu’aux Etats-Unis où on parle davantage de salariés qui ne sont pas revenus au travail après la crise du Covid-19 », explique-t-il à 20 Minutes.

Un taux d’emploi très élevé

Ce qu’il faut bien prendre en compte, c’est qu’actuellement en France, le taux d’emploi des jeunes, mais aussi des moins jeunes, est particulièrement élevé. Le taux d’emploi de la population (de 15 à 64 ans) se stabilise à 68 % (+1 point par rapport au 2e trimestre 2021), du jamais vu depuis 1975 et les premières mesures effectuées par l’Insee. Il atteint même son plus haut niveau historique chez les 50-64 ans (66 %, +0,5 point sur un an). Et donc ce grand nombre de départs « peut vouloir dire que le marché de l’emploi au contraire, tourne à plein régime, souligne le spécialiste. Ce sont des démissions qui débouchent sur un nouveau recrutement, et non pour arrêter de travailler ».

L’étude de la Dares précise en effet que « les retours à l’emploi des démissionnaires semblent rapides malgré le niveau élevé des démissions », environ six mois après. Mais « dans le cas des États-Unis et du Royaume-Uni, le nombre important de démissions » refléterait « des comportements de "débauchage" de la main-d’œuvre entre entreprises, dans un contexte de forte demande de travail et d’offre limitée. » Marie-Rachel Jacob, professeure de management stratégique des ressources humaines à emlyon business school, ajoute que « le marché de l’emploi » outre-Atlantique « est très différent de celui de la France, avec une fluidité beaucoup plus forte et beaucoup moins de stabilité ». Elle ajoute qu’aux Etats-Unis, on assiste davantage à une sortie du marché de l’emploi, avec des jeunes diplômés qui « laissent tomber ».

Des difficultés pour recruter

Les entreprises peuvent ainsi être confrontées à des difficultés pour recruter. Avec des métiers davantage touchés que d’autres, comme les ingénieurs commerciaux, les métiers liés à la santé… Le cas de la restauration est particulier car « les conditions de l’emploi et du travail sont très dures », note Marie-Rachel Jacob. Plusieurs raisons peuvent expliquer les chiffres de la Dares, à commencer par l’épidémie, qui, si elle semble désormais derrière nous, n’est pas terminée. Il y a donc un taux d’absence lié à des arrêts de travail encore assez élevé et donc les entreprises ont besoin de plus d’emplois pour produire la même chose. Par ailleurs, les entreprises ont été poussées pendant la crise sanitaire à davantage déclarer leurs employés afin de toucher les aides de l’Etat, ainsi « il y a moins de travail dissimulé qu’avant », explique Eric Heyer.


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Il ajoute qu’il y a moins de travailleurs détachés sur le marché du travail, là encore dû à la crise du Covid-19. Les Français sont alors recrutés à la place des étrangers. Les problèmes liés à l’approvisionnement remplissent en outre les carnets de commandes des entreprises, qui veulent maintenir un nombre d’employés assez haut sachant qu’elles auront des difficultés plus tard pour embaucher. Enfin, de nombreuses entreprises dites « zombies » auraient dû faire faillite mais ont été maintenues grâce au « quoi qu’il en coûte » du gouvernement, et leurs salariés aussi.

Un rapport de force qui s’inverse

Cette « grande démission » à la française peut alors être interprétée comme une bonne nouvelle, au moins pour les salariés. Et le rapport de force est en train de s’inverser. « Il est davantage en faveur du salarié que de l’entreprise qu’avant et le salarié, avec le taux de chômage qui baisse et le taux d’emploi en hausse, devient une denrée plus rare », analyse Eric Heyer. Les entreprises se voient alors en concurrence les unes avec les autres, et vont devoir attirer les employés, que ce soit par la rémunération ou les conditions de travail.

Un renversement de la table qui s’applique toutefois surtout aux personnes très diplômées. « Les jeunes qui sortent de grandes écoles veulent choisir leurs conditions de travail, que ce soit en termes de salaire, d’éloignement géographique, de responsabilités sociales de l’entreprise ». Une liberté qui concerne moins le reste de la jeune génération, notamment la moins diplômée, nuance Marie-Rachel Jacob.

L’autre bonne nouvelle qui émerge de cette situation, c’est le recul des pratiques de CDD de moins d’un mois. « Certaines entreprises vont abandonner ces pratiques d’offrir le minimum légal aux salariés et davantage proposer des contrats à durée indéterminée afin de garantir un minimum de main-d’œuvre, avance la professeure. On peut espérer une meilleure application du droit du travail et que le CDI devienne le contrat par défaut ».