INTERVIEW« De tout temps, les cétacés ont remonté les fleuves »

« C’est un fait connu que, de tout temps, les cétacés ont remonté les fleuves »

INTERVIEWRencontre avec Gérard Mauger, vice-président du Groupe d’études des cétacés du Cotentin (GECC), pour expliquer pourquoi certains cétacés se retrouvent sur nos rivages
Illustration d'une orque.
Illustration d'une orque. - Olivier Dubrock / 20 Minutes
Imane Al Adlouni

Imane Al Adlouni

L'essentiel

  • Fin mai, une orque était retrouvée morte dans la Seine, entre Rouen et Le Havre.
  • Début août, un béluga très affaibli a remonté le fleuve, mais n’a pas survécu à la tentative des sauveteurs de le ramener à la mer.
  • Samedi, c’est un phoque qui a été aperçu dans la Seine, près de Rouen.

Selon vous, pourquoi les cétacés remontent les fleuves européens ? Pensez-vous qu’il s’agit d’actes isolés ou y a-t-il une dynamique qui se met en place ?

Gérard Mauger : « Aujourd’hui, nous sommes dans la normalité. C’est un fait connu que, de tout temps, les cétacés remontent quelques fois les fleuves. Je pense au marsouin, qui fréquente la baie de Seine et qui remontait, au Moyen Âge, jusqu’à la baie de Jumièges, là où on a retrouvé cette fameuse orque [en mai]. Pour le béluga, c’est pareil, ce sont des espèces qui fréquentent assez souvent les estuaires d’eau douce et qui remontent quelques fois les fleuves comme le Saint-Laurent [Canada]. C’est une population bien connue et qui est étudiée depuis longtemps.

Ce qui a été très particulier ici, c’est qu’à la fois pour l’orque et pour le béluga, on a eu affaire à deux animaux qui sont arrivés dans un grand état de faiblesse dans l’estuaire de la Seine. Pour quelles raisons ont-ils remonté le fleuve alors qu’ils étaient fatigués ? Je n’ai pas de réponse à apporter. C’est vrai qu’on peut qualifier ces comportements d'"aberrants", dans le sens où ils ne sont pas habitués à remonter aussi loin un fleuve et, surtout, qu’ils n’ont pas cherché à retourner vers la mer. Assez souvent, il y a des animaux qui remontent les fleuves, mais ils repartent vers la mer au bout d’un certain temps. »

D’après Stéphane Lair (directeur du Centre québécois de santé des animaux sauvages), ce genre d’évènement serait dû à la dégradation des milieux naturels d’habitation, partagez-vous cette hypothèse ?

G.M. : « Il n’y a pas d’explication, pour l’instant, qui prend le pas sur d’autres. Ce qui est certain, c’est que quand des animaux ne vont pas bien et sont en souffrance, leurs comportements, parfois, sont étranges. Là, ce qu’il y a de particulier avec les deux animaux, c’est que ce sont deux individus qui, normalement, auraient dû être avec leurs congénères, car ce sont des espèces grégaires. Pour des raisons indéterminées, pour l’instant, ils se sont trouvés isolés de leur groupe d’origine et se sont retrouvés un peu "perdus", loin de leur zone de vie habituelle.

Sur les raisons, il y en a des tonnes… Un problème de maladie, peut être : des pathologies qui font que ces deux individus n’ont pas pu suivre leur groupe d’origine ou qui les ont obligés à les quitter. Ou alors ils ont été séparés pour d’autres raisons, comme des perturbations de leur système d’écholocalisation, qui pourraient être liées soit à des parasites, soit à des maladies de l’oreille interne, soit à des explosions ou autres sons très puissants. On n’a pas de réponse pour l’instant, il faudra attendre d’y voir un peu plus clair sur le résultat de l’autopsie du béluga et de l’orque. Le point commun entre ces deux individus, c’est qu’ils sont arrivés affaiblis, amaigris et qu’ils ont arrêté de manger depuis déjà plusieurs semaines. Cela note bien qu’il y avait un problème avant même qu’ils aient mis les nageoires dans la Seine. »

Est-ce que vous pensez qu’il est possible, d’ici 2050, qu’on puisse trouver des bélugas et d’autres espèces non endémiques aux eaux françaises, comme les requins dans la Méditerranée, établies de façon permanente près de nos rivages ?

G.M. : « Ce qui est évident, c’est qu’avec le réchauffement climatique qui affecte encore plus les océans que les milieux terrestres, cela génère des modifications conséquentes des milieux marins, avec des changements de courants, des changements de température, avec une acidification, une augmentation du taux de gaz carbonique dans les eaux. Tout cela, cela fait que le milieu marin est assez "chamboulé".

Cela impacte aussi les mouvements des espèces, et en particulier celles qui servent au nourrissage [le plancton et les poissons qui servent de proies pour des prédateurs comme les cétacés]. Tous ces mouvements font que certaines espèces vont moins s’adapter que d’autres. Chez les cétacés, il y a des opportunistes, comme le grand dauphin, qui a un groupe sédentaire étudié depuis vingt-cinq ans au Groupe d’études des cétacés du Cotentin. Lui a la chance de pouvoir s’adapter : s’il ne trouve pas de maquereau, il va manger de la seiche et s’il ne trouve pas de seiche, il va manger autre chose et ainsi de suite. Il a une panoplie très large d’alimentation, il s’adapte. Par contre, il y a d’autres espèces qui mangent des produits ciblés et si les proies se déplacent, effectivement, cela va inciter une population à se déplacer. Pour le béluga, j’aurais tendance à penser que plus l’eau est chaude, moins il aura envie de descendre vers le sud et je verrais plutôt un éloignement vers le nord.

D’un point de vue plus global, c’est vrai que le déplacement de la ressource impacte les cétacés. Je pense aussi que la surpêche, la pêche industrielle, fait diminuer drastiquement certains stocks de certaines espèces de poissons, cela génère aussi des déséquilibres qui sont importants et cela a un impact sur l’ensemble des espèces, et, au final, sur des mammifères qui sont des prédateurs supérieurs, tout comme nous les humains. Nous sommes nous aussi concernés par la diminution de la ressource. »