REPORTAGEA Trouville, trois amies ukrainiennes pallient le manque de saisonniers

Guerre en Ukraine : A Trouville-sur-Mer, comment Dasha et ses amies comblent le manque de saisonniers, tout en essayant de se reconstruire

REPORTAGEAvant le début de la guerre dans leur pays, Dasha et ses amies travaillaient dans le milieu de la restauration à Kiev. Elles ont pu retrouver un emploi dans un restaurant de la petite station normande, au grand soulagement du gérant
Le Galatée, à Trouville-sur-Mer, fin août 2022. Le patron de ce bar-restaurant, Cyril Leseur, y emploie trois jeunes femmes ukrainiennes.
Le Galatée, à Trouville-sur-Mer, fin août 2022. Le patron de ce bar-restaurant, Cyril Leseur, y emploie trois jeunes femmes ukrainiennes. - Julie Bossart / 20 Minutes
Julie Bossart

Julie Bossart

La mer est haute en ce vendredi matin à Trouville-sur-Mer, emblématique station balnéaire de la Côte fleurie, dans le Calvados. Les goélands survolent l’étendue de sable tout juste ratissé, sur lequel les plagistes installent les premiers transats et parasols, qui trouveront rapidement preneurs. En Normandie et bien ailleurs en France, l’été 2022 s’annonce d’ores et déjà comme celui de la reprise pour le secteur du tourisme. Malgré les incendies, l’inflation… et un criant manque de main-d’œuvre dans l’hôtellerie-restauration.

Cyril Leseur, le gérant de l’unique bar-restaurant de Trouville posé au milieu de la plage, en sait quelque chose : « Rien que ce matin, j’ai trois employés sur vingt qui ne donnent pas de son ni d’image. » Le sexagénaire a pas mal d’heures de vol dans le métier, alors il ne mâche pas ses mots : « Durant la crise du Covid-19, le " quoi qu’il en coûte" a fait que beaucoup de gens ont préféré rester chez eux, ou changer de métier. C’est vrai qu’on a un métier difficile… » Un métier qui n’a cependant pas rebuté les trois jeunes femmes qui contournent discrètement la terrasse du Galatée. « C’est un vrai bonheur de travailler avec elles », s’enthousiasme Cyril Leseur, qui vante leur « ponctualité et leur sérieux ».

Des bars branchés de Kiev à la fuite

Elles, ce sont Dasha V.*, 31 ans, brune joviale ; Ieugeniia P.*, 34 ans, dont les yeux ont la couleur de la mer ce matin-là ; Dasha S.*, 29 ans, grande blonde qui se situe toujours en retrait de ses amies. Les deux premières sont originaires de Brovary, région administrative de l’est de Kiev, la capitale ukrainienne. La troisième vient d’Odessa, ville portuaire au sud du pays. Avant le 24 février et l’invasion de leur pays par la Russie, Dasha la brune et Ieugeniia travaillaient comme cheffe et sous-cheffe à l’Eter, restaurant branché de Kiev. Dasha, la timide, était bartender dans un autre établissement de la ville.

(De g. à dr.) Dasha V., Ieugeniia P. et Dasha S. sont arrivées à Trouville-sur-Mer début avril 2022.
(De g. à dr.) Dasha V., Ieugeniia P. et Dasha S. sont arrivées à Trouville-sur-Mer début avril 2022. - Julie Bossart

Face à la barrière de la langue, difficile de rendre compte précisément de ce qu’elles et leurs familles ont subi : les premiers bombardements, la peur, les heures à préparer bénévolement des repas à destination des soldats et des hôpitaux, les premiers décès dans leur entourage. « J’avais des attaques de panique, glisse Ieugeniia. Ce n’était pas bon pour ma santé mentale, il fallait partir. »

« Penser à autre chose »

Début mars, Dasha la brune, Ieugeniia et quelques-uns de leurs proches fuient le pays. « Tout s’est passé très vite, se souviennent-elles. En une heure, on avait fait nos bagages. » Leur périple en voiture les fait passer par la Pologne, l’Allemagne, puis la France. Premier arrêt à Paris. Dasha la blonde, qui a laissé derrière elle son petit ami, mobilisé dans l’armée, les y rejoint mi-mars, après un invraisemblable voyage en train. Les hasards de l’entraide, dont elles et d’autres milliers de déplacés ukrainiens (plus de 61.600 personnes entre le 24 février et le 4 août, selon le ministère de l’Intérieur) ont pu bénéficier, ont fait qu’elles sont arrivées à Trouville-sur-Mer début avril. Que faire, dès lors, mis à part se ronger les sangs pour leurs familles en danger ? Travailler.

Un CV déposé sur un site en ligne en mai, et Dasha la brune était immédiatement contactée par Cyril Leseur. « C’est un patron au grand cœur, il n’a pas hésité à nous embaucher toutes les trois », insiste la jeune femme, qui n’a peut-être pas conscience que leur « professionnalisme » et leur besoin de « penser à autre chose » enlèveraient une épine du pied à nombre de professionnels de l’hôtellerie-restauration.

Dasha S., 29 ans, était bartender à Kiev.
Dasha S., 29 ans, était bartender à Kiev. - Julie Bossart
Ieugeniia P., 34 ans, au sujet du début de la guerre en Ukraine : « J'avais des attaques de panique. Ce n?était pas bon pour ma santé mentale, il fallait partir. »
Ieugeniia P., 34 ans, au sujet du début de la guerre en Ukraine : « J'avais des attaques de panique. Ce n?était pas bon pour ma santé mentale, il fallait partir. » - Julie Bossart
Dasha V., 31 ans, était cheffe dans un restaurant branché de Kiev avant le début de la guerre.
Dasha V., 31 ans, était cheffe dans un restaurant branché de Kiev avant le début de la guerre. - Julie Bossart

« De vraies travailleuses »

Président de cette dernière branche au sein de l’Umih, Hubert Jan reconnaît que, « face au manque de main-d’œuvre, qu’on a chiffré entre 20 % et 30 %, c’était soit fermer les établissements, soit réduire les capacités d’accueil. Tout le monde a essayé de trouver des solutions ». S’il ne peut avancer, « faute d’observatoires sur la restauration locale », de chiffres en ce qui concerne le nombre d’Ukrainiennes et d’Ukrainiens qui auront comblé le déficit de saisonniers français cette saison, il loue leur « rigueur ». Et pas que dans un seul secteur d’activité. « Dans ma commune [Fouesnant, dans le Finistère], grâce au bouche-à-oreille ou à des associations, certaines Ukrainiennes ont pu être embauchées comme femmes de ménage. Ce sont de vraies travailleuses. »

A Trouville, depuis le 24 février, « on a accueilli 39 familles ukrainiennes, principalement des mères et leurs enfants, indique Martine Guillon, adjointe chargée des affaires sociales de la ville. Jusqu’à présent, une douzaine de femmes ont trouvé un emploi, dans la restauration, comme aide à domicile ou encore pâtissière, alors que certaines étaient ingénieures dans leur pays. »


Notre dossier sur la guerre en Ukraine

Au Galatée, ça dépote. « Malgré la barrière de la langue, elles apprennent vite », salue Emilien Bossard, 24 ans, un des collègues de nos trois amies ukrainiennes. Derrière le bar, Dasha la discrète a appris par cœur la liste des boissons à servir. Limonade, expresso, Spritz… La jeune femme ne fait jamais répéter la commande et s’exécute. En cuisine, Dasha la brune nettoie des quantités de salade, tandis qu’Ieugeniia nettoie un monticule de sardines. Les écouteurs sur les oreilles, elle dit écouter un podcast qui explique comment cuisiner la truite. « On essaie d’avoir une vie normale, de prendre du plaisir, en découvrant la région, explique-t-elle. Mais je ne peux pas m’empêcher de culpabiliser : je me sens égoïste, car, moi, je suis ici, en sécurité. » « La famille, les amis, notre langue… Tout nous manque », glisse Dasha sans son grand sourire habituel.

A la fin de leur contrat, mi-septembre, les trois amies tenteront de retourner en Ukraine, pour retrouver celles et ceux qui laissent un si grand vide dans le tourbillon de la petite station balnéaire normande.

* Edit du 31 août 2022 : Le nom des interviewées a été enlevé, à leur demande.