Michel-Edouard Leclerc : « L’inflation crée une énorme frustration chez les plus jeunes »

ENTRETIEN Le président du comité stratégique des centres Leclerc s’inquiète de l’impact de l’inflation et de la crise énergétique sur les moins de 30 ans

Propos recueillis par Laurent Bainier
Michel-Edouard Leclerc en 2021.
Michel-Edouard Leclerc en 2021. — AFP
  • D’après une étude de l’observatoire E. Leclerc des Nouvelles consommations, 75 % des jeunes déclarent que l’inflation a un impact négatif sur leur équilibre psychologique.
  • Le président du comité stratégique des centres E.Leclerc, Michel-Edouard Leclerc, confirme les tensions qui pèsent sur les plus démunis en cette rentrée. Il entend durcir les négociations avec ses fournisseurs pour contenir la hausse des prix.
  • Il annonce également un plan qui vise à réduire la consommation énergétique des magasins de l'enseigne et ambitionne de réaliser des économies équivalant à la consommation de plus de 24.000 ménages.

Il s’est fait un prénom en défendant le pouvoir d’achat de ses clients. Michel-Edouard Leclerc, président du comité stratégique des centres E. Leclerc, est incontournable depuis que les tickets de caisse trônent au premier rang des préoccupations des Français. L'enseigne a récemment publié une étude qui met l’accent sur les conséquences inquiétantes de l’inflation pour les moins de 30 ans, point de départ de l’entretien qu’il nous a accordé.

D’après la dernière étude de l’Observatoire Leclerc des Nouvelles consommations, 49 % des 18-30 ans sont pessimistes quant à l’évolution de leur pouvoir d’achat. Vous aussi, vous êtes pessimiste ?

Michel-Edouard Leclerc : Moi, je suis combatif et créatif. Et je pense qu’il faut l’être parce que ça va tanguer pas mal pour le pouvoir d’achat des ménages, mais aussi, par conséquent, pour les entreprises. Il faut à tout prix éviter la récession et je me sens en devoir d’aider les entreprises à sortir de cette crise. Les distributeurs ont une utilité sociale à faire valoir.

Les moins de 30 ans semblent spécifiquement touchés. Toujours dans votre étude, un jeune sur trois déclare sauter régulièrement des repas faute de moyens… Vous constatez ces difficultés en caisse ?

Oui, l’accroissement de la précarité se traduit par des comportements très visibles en magasin. C’est évident, on voit les jeunes les plus démunis rechercher des premiers prix dont la présence avait beaucoup diminué dans les rayons. Et c’est pour ça, d’ailleurs, qu’on a remis toutes nos gammes premier prix sur le drive. On dit souvent que la génération précédente était fascinée par les marques, quelquefois au détriment de son pouvoir d’achat. Aujourd’hui la jeune génération est très pragmatique. Elle n’a pas de complexe à acheter un produit premier prix.

Pourtant c’est aussi une génération engagée, notamment pour une alimentation plus saine et respectueuse de l’environnement…

Acheter un produit premier prix n'est pas synonyme de renoncement à une alimentation de qualité mais oui, c’est une génération qui a ces aspirations et elle n’a pas toujours les moyens pour les mettre en pratique. Du coup, il en résulte une énorme frustration.

Vous redoutiez une rentrée sociale très agitée. Elle découle de cette frustration ?

Au-delà de la jeunesse, c’est l’ensemble de la société qu’il faut regarder. Le climat de cette rentrée est dominé par l’envie redécouverte pendant les vacances de vivre pleinement une vie mobile et sans Covid. Mais hélas ! Le discours public et médiatique se focalise sur deux crises annoncées, l’inflation et l’énergie. On baigne dans ce climat d’anxiété et il n’y a pas beaucoup d’échappatoires pour les plus démunis.

Vous avez un rôle à jouer dans cette séquence ?

Disons que ça m’interpelle et ça me responsabilise. Alors j’appelle mes collègues de Leclerc, mais aussi tous les entrepreneurs à se mettre en action. Parce qu’il y a bien des choses à faire. On va avoir un hiver difficile. Avant que les consommateurs ne reçoivent des injonctions, c’est à nous d’être exemplaires et de mieux maîtriser notre consommation car ce sont les entreprises qui consomment le plus.

Que comptez-vous faire de votre côté ?

En matière d’éclairage, de chauffage, ou encore de régulation des flux thermiques, Leclerc va prendre une quinzaine de mesures avant même l’arrivée de l’hiver. C’est un plan de sobriété qui, s’il est bien mené, peut réduire la consommation de l’équivalent d'environ 24.000 ménages. D’ailleurs, c’est notre intérêt. Un hypermarché moyen a une facture d’énergie de 500.000 €. Avec la hausse à venir des coûts de l'électricité, cela pourrait aller jusqu'à tripler en 2023.

Et contre l’autre crise, l’inflation ?

Aujourd’hui, des industriels essayent de nous faire passer des factures à la hausse, parfois sans raison et sans justification. On le sait, il y a des hausses de coûts partout, que ce soit à cause de la guerre en Ukraine, de la spéculation ou de la désorganisation des marchés. L’inflation est inéluctable, mais le taux d’inflation, lui, est négociable. Je veux dire que notre boulot, à nous distributeurs, c’est quand même de protéger nos consommateurs ! Leclerc a 18 millions de clients. Je veux que les gens qui viennent faire leurs courses chez nous et qui découvrent les hausses de prix sachent qu’on a tout fait pour les amortir.

C’est le retour à la négociation dure avec les fournisseurs, celle qu’on a souvent reprochée aux grandes surfaces ?

Le public nous fait confiance pour que les prix augmentent le moins possible. Et donc oui, on négocie. Certains industriels ont de bons arguments, mais il y a globalement beaucoup d’opacité dans leurs demandes. On a l’impression que tout le monde essaye de faire passer des hausses très rapidement parce qu’ils savent qu’après, les consommateurs vont crier. On tient bon et on a parfois des ruptures d’approvisionnement. C’est ça le retour des négociateurs. Et d’ailleurs les industriels seraient bien inspirés eux aussi de réactiver leur service achats et de sortir de la léthargie du Covid.

Comment s’assure-t-on qu’on ne va pas trop loin dans la négociation, notamment avec les agriculteurs qui ont besoin d’un certain niveau de prix pour vivre ?

D’abord, il faut reconnaître que pour les éleveurs notamment, les conditions de production sont difficiles. On aurait d’ailleurs pu s’attendre à ce que les céréaliers leur fassent quelques ristournes quand même, qu’il y ait un peu de solidarité entre eux. Ensuite, il faut rappeler que la FNSEA a voulu une loi, EGAlim 2, qui sanctuarise les coûts de production agricoles. Que l’État prenne ses responsabilités! Nous ne contestons pas la hausse des prix agricoles et donc s’il y a des demandes à faire, qu’elles soient faites. Si le prix du lait doit augmenter qu’il augmente. Mais nous, nous n’achetons pas à la ferme, nos fournisseurs sont les industriels, donc je ne suis pas sûr qu’on soit le bon interlocuteur pour ces demandes…

Si ces demandes vous sont adressées, c’est aussi parce que vous avez choisi d’incarner le combat pour le pouvoir d’achat…

Oui, je personnalise beaucoup les engagements de notre enseigne. Et je peux vous dire que tout cet été sur le Tour de France, qu’on sponsorise ou dans ma Bretagne, quand je vais courir sur le GR 34, les gens que je croise lèvent le pouce et me disent “ne lâchez pas !”  Vous savez, quand je suis auditionné à l’Assemblée nationale, j’ai en face de moi des députés ou des sénateurs qui me disent qu’il faut que je laisse passer toutes les hausses des industriels actuellement. D’accord. Mais quand ces mêmes personnes regagnent leur ville, elles doivent faire face à des directeurs de cantine qui leur demandent des subventions pour que le prix des menus n’augmente pas. Et là, elles redécouvrent la vérité des coûts et des prix pour les familles. Alors oui, qu’on revalorise pour les agriculteurs et les PME françaises. Mais s’agissant des grandes entreprises, des grands industriels, je ne trouve pas très moral de demander des hausses de prix puis d’exiger un chèque alimentaire payé sur fonds publics. Moi, je voudrais que tout le monde sorte du double discours. En tout cas, le mien est clair.