interviewHistoire amoureuse des petites annonces, deux siècles avant Tinder

Les rencontres, c’était mieux avant ? Histoire amoureuse des petites annonces, deux siècles avant Tinder

interviewClaire-Lise Gaillard, post-doctorante à l’INED, a mené une thèse sur les petites annonces de rencontre qu’on pouvait trouver dans les journaux au XIXe siècle. Et Tinder n’a rien inventé…
Le Petit Courrier, revue d'annonces matrimoniales, aidait les jeunes bourgeois à trouver l'amour dans les années 1930...
Le Petit Courrier, revue d'annonces matrimoniales, aidait les jeunes bourgeois à trouver l'amour dans les années 1930... - Archives, "Le Petit Courrier", 1928 / Claire-Lise Gaillard
Pauline Ferrari

Pauline Ferrari

Quand Tinder arrive sur nos téléphones portables, en 2012, le mot se propage vite : l’application est considérée comme une « révolution ». La géolocalisation, le swipe, la photo de profil et la courte description, tout sonne nouveau et excitant. Les débats s’animent : peut-on trouver l’amour à distance ? Choisir quelqu’un sur simple « profil », sans l’avoir jamais rencontré ? Mais quand on se penche sur l’histoire des rencontres, on se rend compte qu’au XIXe et XXe siècle, nos ancêtres avaient eux aussi quelques moyens de se rencontrer à distance… Parmi lesquels, les petites annonces dans la presse.

C’est ce qu’a étudié Claire-Lise Gaillard, postdoctorante à l’INED (Institut National d’Etudes Démographiques) et historienne, docteure en histoire et rattachée au centre d’histoire du XIXe siècle. Dans sa thèse « « Célibataire épouserait jeune fille avec dot », Histoire du marché de la rencontre en France (XIXe-XXe siècles) », elle explore l’histoire et les mécanismes derrière ces petites annonces qui ont donné lieu à quelques mariages… Dont peut-être ceux de vos (arrières) grands-parents.

Ces petites annonces matrimoniales qui naissent dans la presse, comment fonctionnent-elles ?

Il y a deux phénomènes simultanés : d’un côté, il y a la naissance des agences matrimoniales, dès le début du XIXe siècle, et qui vont se multiplier. Et en même temps, à la fin du XIXe, il y a un changement dans la législation de la presse, sous la troisième République, qui permet à de plus en plus de titres de presse d’apparaître sans censure et de développer la presse à grand tirage. Donc certaines agences matrimoniales vont utiliser la presse pour faire comme un catalogue de leur clientèle. Il va y avoir de la presse spécifiquement matrimoniale, et en même temps ces annonces vont se développer dans la presse générale comme Le Figaro, Le Matin…

Ce ne sont pas exclusivement les agences matrimoniales qui vont écrire ces annonces, il y a aussi des particuliers. Mais les agences, lorsqu’elles postent des annonces, ne disent pas qu’elles sont une agence matrimoniale, parce que les lecteurs de journaux sont assez méfiants. Elles prennent notamment une commission sur la dot de la future épouse, et ont une très mauvaise réputation à la fin du XIXe siècle.

Cela devait être très étrange de confier sa vie amoureuse et son mariage à des gens qu’on ne connaît pas…

Ce n’était pas si étrange que ça, pas beaucoup plus qu’aujourd’hui… L’existence des annonces matrimoniales pour la société du XIXe siècle, c’est quelque chose de connu, elles sont visibles dans la presse. Tout le monde sait qu’on peut trouver un conjoint par petites annonces. C’est un thème repris dans la littérature, dans les vaudevilles, c’est connu, mais cela reste très mal vu.

Quelles va être le type de personnes qui vont avoir recours à ces petites annonces ?

Cela évolue sur la période que j’ai étudiée, mais au début du XIXe siècle, c’est une clientèle très bourgeoise et d’abord plutôt masculine. Ce sont des hommes qui viennent à l’agence matrimoniale pour chercher des informations pour accéder à des jeunes filles plus riches qu’eux. Ces jeunes femmes, qui sont de très bons partis, n’ont pas besoin d’être inscrites à l’agence matrimoniale et pour la majorité d’entre elles, ne savent pas qu’elles y sont inscrites. Ce sont des gens de leur entourage proche ou plus éloigné, comme les femmes de chambre, les couturières, qui vont apporter des informations à l’agence matrimoniale. Qui elle est, où elle habite, à qui s’adresser pour entrer en relation avec la famille… Cet ensemble d’informations est une marchandise que l’informateur va vendre à l’agence matrimoniale et va toucher une petite rétribution dessus.

À la fin du XIXe siècle, la clientèle reste bourgeoise, les femmes sont un peu plus actives, elles vont davantage écrire pour elles, même s’il y a encore beaucoup d’annonces écrites par les familles. Après la Première Guerre mondiale, la bourgeoisie est moins présente dans les annonces, et il y a une démocratisation de la pratique. Ceux et celles qui utilisent les annonces matrimoniales font partie de la nouvelle classe moyenne qui se développe après la Première Guerre mondiale, il y a moins de grosses fortunes, dont certaines ont disparu avec l’inflation.

Tout au long du XIXe et du XXe siècle, la façon d’écrire ces annonces, est-ce qu’elle évolue ?

Même entre le XIXe et le XXe siècle, cela reste très standardisé. Il y a des codes d’écriture et de lecture, des mots-clés à connaître. Par exemple, un mariage avec « taches », cela signifie que la jeune fille n’est plus vierge et fait très probablement référence à la tache de la défloration. Et en plus, c’est un mariage qui porte les stigmates de l’enfant à naître. On peut aussi parler de mariage « pressé » où on cherche à « régulariser » une situation où une jeune fille « séduite » chercherait un époux rapidement.

Ce qui change entre la fin du XIXe et le début du XXe, c’est qu’au commencement, la dimension affective n’apparaît pas du tout dans les annonces. On donne les professions, la situation sociale, son âge et son statut marital. Sachant que le statut marital compte beaucoup pour les femmes, c’est stigmatisant pour elles d’être célibataires passé un certain âge. Aux femmes, on demande d’avoir une dot, une fortune justement ; alors qu'aux hommes, on demande surtout une profession d’avenir, des revenus, et donc de l’argent en flux.

En écrivant les annonces, on dicte les règles collectivement. Le rapport de force, qui dicte qui est en mesure de dicter les règles, ce sont les hommes qui l’ont : les relations, pour les femmes, sont très marquées par la force de la domination masculine et les mariages qui émanent de ce mode de rencontre, sont majoritairement dictés par les règles de la domination masculine.

On a un peu l’impression d’être loin des mariages d’amour…

Il faut se détromper là-dessus, parce que le mariage d’amour n’est pas du tout incompatible avec un mariage arrangé au XIXe siècle. On pense justement qu’un mariage d’amour arrangé a des chances d’être un mariage heureux. Ce qui change, c’est que dans les représentations, dans la littérature, de plus en plus au fil du siècle, le mariage d’amour est érigé en modèle. Et ce modèle devrait être dépouillé des conditions matérielles. Sauf que dans les faits, dans les annonces, les préoccupations économiques restent vraiment primordiales. On préfère se marier avec quelqu’un au-dessus de sa condition et de sa classe sociale.

Au début du XXe siècle, après la Première Guerre mondiale, les dimensions économiques ne disparaissent pas, mais en revanche, le vocabulaire affectif prend plus de place. Le vocabulaire qui fait référence aux qualités morales et physiques prend plus de place. On va toujours se marier dans sa classe sociale, mais on essaye de concilier ça avec une attirance physique. On essaye de s’assurer que la jeune fille soit un peu séduite, pour qu’elle donne son consentement. Cette question de l’amour arrive aussi dès la première étape des négociations, au même titre que la situation sociale.

Et est-ce qu’il y avait des stratégies ou des manières de se présenter pour augmenter ses chances de réussite ?

Quand on parle de « stratégies matrimoniales » ça fait référence aux manœuvres plus ou moins conscientes des individus pour se bien marier. Il y a plein d’exemples, mais par exemple après la Première Guerre Mondiale, le marché matrimonial est déséquilibré parce qu’il y a moins d’hommes du fait de la guerre. Les hommes et les femmes sont conscients de la situation, et ce célibat de masse les amène à avoir des stratégies différentes.

Les femmes, pour augmenter leurs chances de se marier, vont un peu rabaisser leurs prétentions et accepter des candidats moins attractifs. Les hommes, eux, vont augmenter leurs prétentions. Avant d’écrire une annonce, on va regarder ce que les autres écrivent, quelles règles sont posées, et en conséquence, certaines femmes sont prêtes à accepter des hommes de dix ans de plus qu’elles. Dans les mariages par annonce, la moyenne d’âge entre époux va être de cinq à sept ans d’écart. On pourrait se dire que c’est normal pour l’époque, mais en fait non, à la même époque, l’écart d’âge entre conjoints dans un mariage hors annonces est de deux à trois ans !

En vous écoutant, on a l’impression que Tinder n’a rien inventé…

La seule différence, c’est que dans mes recherches, il n’y a pas d’algorithmes ! On reste sur des stéréotypes encore présents aujourd’hui, comme « l’homme propose, la femme dispose ». On a beaucoup traité de la révolution de l’ère numérique avec un aspect critique de la marchandisation de l’amour, qui serait un des maux de notre société. Et pourtant, tout au long du XIXe siècle, on va retrouver des journaux qui décrivent les annonces matrimoniales comme une nouveauté de l’époque. Sauf que d’autres articles expliquent que ce système de rencontres à distance existait même avant ! On est dans une redécouverte perpétuelle, que j’ai analysée comme un déni d’historicité : on oublie régulièrement l’histoire des agences et des annonces, du marché de la rencontre. Et j’interprète cet oubli comme le signe d’un malaise de notre société avec ces types de pratiques, qui peut vouloir dire beaucoup de choses selon l’époque.

Globalement, pour le XXe siècle, ce malaise dit que les annonces puis après les sites de rencontres mettent à nu des principes qui sont d’ordinaire cachés mais qui sont bien réels dans le processus de sélection des couples. Cette critique participe à l'oubli de l’histoire du marché de la rencontre dans le temps. Et c’est une mémoire oubliée, rarement passée dans les histoires de famille. Et on sait encore moins lorsque ses parents ou ses grands-parents ont utilisé les annonces avant même de rencontrer leurs conjoints. Le taux de réussite de cette presse matrimoniale, est de l’ordre de 20 % de gens qui sont inscrits et qui se marient via ces annonces. Ce qui veut dire qu’on a 80 % de personnes qui ont essayé, et pour qui ça n’a pas marché.

A vos greniers !

Claire-Lise Gaillard continue ses recherches et a besoin de vous ! Peut-être que vos parents, grands-parents ou arrières grands-parents ont utilisé des petites annonces : pour rencontrer l’amour, pour trouver une marraine de guerre, pour correspondre avec des amis dans courriers de lectrices et lecteurs.

Vos greniers et vos mémoires regorgent de trésors, nécessaires pour les historiennes et historiens car ces histoires ne sont jamais conservées dans les archives institutionnelles. Claire-Lise Gaillard est intéressée par tous les témoignages, photographies, correspondances, liées à la pratique des annonces et journaux plus généralement, et ses recherches vont jusqu’aux années 1970-80. Vous pouvez la contacter à cette adresse : claire.lise.gaillard@gmail.com