Interview« On parle fort et ça s’entend », pourquoi le « parler marseillais » s’exporte

« On parle fort et ça s’entend en France », pourquoi le « parler marseillais » s’exporte

InterviewCagole, gâté(e), tarpin, fraté… Autant de mots issus du vocabulaire marseillais aujourd’hui largement reconnus, voire employés en France. « 20 Minutes » a mené une interview croisée avec deux linguistes, spécialistes de la question
Quelques conversations types que l'on pourrait entendre à Marseille et en Provence.
Quelques conversations types que l'on pourrait entendre à Marseille et en Provence. - Alexandre Vella  / 20 Minutes
Alexandre Vella

Propos recueillis par Alexandre Vella

L'essentiel

  • Les linguistes observent actuellement une forte diffusion du « parler marseillais ».
  • Utilitaire, liée à la culture au sens large, à l’attractivité actuelle de la ville, la diffusion de ces mots participe au rayonnement de la région.
  • Interview croisée avec deux linguistes, Médéric Gasquet-Cyrus de l’université d’Aix-Marseille, et Mathieu Avanzi, spécialiste des français régionaux à l’université de Neuchâtel, en Suisse.

Souvent imité, jamais égalé. Le français parlé à Marseille n’a jamais été aussi populaire en France semble-t-il. La ville, décrite comme actuellement hautement attractive, rayonne aussi par son vocabulaire et ses mots se diffusent.

Mathieu Avanzi est linguiste et spécialiste des français régionaux à l’université de Neuchâtel, en Suisse. Plutôt porté sur la méthode quantitative, il anime le blog françaisdenosrégions.com et mène des études par questionnaires sur la diffusion et l’emploi des mots régionaux. Médéric Gasquet-Cyrus est linguiste, maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille, spécialiste du parler marseillais, plutôt porté sur la méthode qualitative. Il vient de publier En plein dans la lucarne ! 200 expressions mots et anecdotes de légende sur le foot, avec Michel Denisot. Interview croisée.

Comment expliquez-vous que des mots marseillais connaissent actuellement une diffusion en dehors de Marseille et de la Provence ?

Mathieu Avanzi : Le français parlé à Marseille est un français avec une identité hyper forte, avec pas mal de mots et d’expressions très caractéristiques de Marseille et très saillantes. Elles ont une fonction identitaire à Marseille. Il est aussi très visible depuis l’extérieur – un peu comme le français du Pas-de-Calais – mais si je vous dis le français parlé en Bourgogne ou dans le Cher vous n’avez pas vraiment de représentation. La situation avec le français, et comme pour toutes les langues, c’est qu’il évolue. Pour ça il a besoin de nouveaux éléments. Et cela passe par les jeunes et souvent par l’argot.

Médéric Gasquet-Cyrus : C’est la puissance culturelle de la ville, où il se passe beaucoup de choses. Marseille attire le regard, pour les bonnes comme pour les mauvaises raisons. Les projecteurs sont régulièrement braqués sur Marseille. Il y a un dynamisme culturel au sens large qui fait que Marseille parle beaucoup et ça s’entend en France. Voilà : Marseille parle fort et ça s’entend.



Pourquoi certains mots « sortent »-ils alors que d’autres pas vraiment ? Je pense à cagole, qu’on peut entendre beaucoup par rapport à dégun, pas moins emblématique, mais beaucoup moins diffusé.

M.G-C : C’est souvent un bruit médiatique qui fait que tel ou tel mot soit persistant. Pour cagole, c’est un mot qui permet de nommer quelque chose qui est universel. Certes, la cagole est marseillaise mais elle est internationale. C’est-à-dire que ce profil-là existe ailleurs aussi, donc le mot répond à un besoin qui n’est pas exprimé ailleurs. La cagole comble un grand vide mais elle prend de la place. A l’inverse, il y a des mots qui entrent dans le dictionnaire en changeant le sens. Cacou, par exemple, dans les dictionnaires ça désigne un voyou marseillais alors que ce n’est pas du tout ça, mais plutôt l’équivalent mâle de la cagole, un frimeur quoi.

M.A : Oui, il y a des mots qui rendent des services. La cagole, c’est finalement plus le personnage qui s’est exporté avec la révolution féministe, et on n’avait pas de mot pour nommer les femmes hautes en couleurs. Alors qu’à l’origine la cagole, c’est hyper péjoratif, c’est une femme de petite vertu. Mais depuis que Canal+ a fait un documentaire dessus, le mot s’est vraiment exporté.


Carte de la diffusion du mot cagole d'après une étude de Mathieu Avanzi.
Carte de la diffusion du mot cagole d'après une étude de Mathieu Avanzi. - Mathieu Avanzi

Quels sont les canaux de diffusion de ces mots ?

M.A : Souvent il y a du business derrière. Prenez Cagole, Balenciaga en a fait une collection. Ensuite, il y a les politiciens. Macron en 2017 était arrivé à Marseille en disant « on craint dégun ». Mais ce fameux dégun, ça a permis de le populariser un peu – Macron est très fort pour manipuler les foules – mais il est difficile à utiliser et reste peu employé. De même Adidas, alors sponsor de l’OM, qui en 2004 fait une campagne de pub avec son slogan « on craint dégun », sans que ça ne se diffuse vraiment. Donc ce n’est jamais une seule chose qui fait qu’un mot s’exporte. Il y a aussi un contexte aujourd’hui qui encourage le régionalisme, la diversité des accents, à l’époque tout le monde devait parler comme un standard, à la Charles Pasqua.

M.G-C : La chanson, le rap sont une caisse de résonance formidable, le rap marseillais a une diffusion monstrueuse. Quand Léa Salamé pose la question du sens du mot « ma gâtée » à SCH, on voit qu’il a du mal à expliquer parce que c’est assez évident mais qu’elle ne comprend pas tout à fait le sens. Donc là, on voit bien que c’est le rap marseillais qui marche et qui diffuse. Le rap marseillais entraîne tout derrière lui et l’OM suit. L’OM attire et génère des discours, de la communication numérique, avec l’OM les Marseillais sont omniprésents sur les réseaux et ça s’entend. Ça, plus la téléréalité qui a propagé des expressions liées uniquement à elle, notamment avec Les Marseillais, mais qui prennent moins. Fraté, ça prend moins parce que je pense que Les Marseillais ne véhiculent pas la culture marseillaise pour les Marseillais alors que le rap davantage. Il n’y a pas de rattachement local identitaire à Plus Belle la Vie ou Les Marseillais.

Peut-on dire qu’après une fin de XIXe siècle qui a vu l’écrasement des langues régionales, on assiste aujourd’hui à un retour en force ?

M.G-C : C’est différent. On a des langues qui ont quasiment disparu de l’espace social. Pagnol il écrit au début du XXe siècle en français de Marseille, pas en provençal. Là ou les Corses, les Basques et les Bretons revendiquent leur langue, nous, on ne revendique pas le provençal ou l’occitan mais surtout ce français de Marseille. En fait, ça fait un siècle que ce langage est valorisé. Certains pourraient dire : « Ah, on ne parle plus le marseillais. » Mais au contraire, plus que jamais il y a des mots marseillais employés au quotidien. Il y a les films, la musique, les séries, mais aussi des marques, des produits dérivés avec des mots marseillais, et ça se vend dans les boutiques. Le marseillais se vend. Il y a Motchus qui participe de ça. C’est tout une appropriation de ce parler-là qui est assumé.

M.A : On a dit aux gens depuis tout le temps : « Ça, ce n’est pas du bon français, il ne faut pas le dire, c’est du patois, du dialecte… » Et ça, c’est en train de changer. Il y a un regard différent sur les périphéries, un retour vers la campagne, vers quelque chose de moins centralisé. Il y a un retour en force du régionalisme, une recherche d’authenticité et vous le voyez aussi sur la gastronomie. Aujourd’hui tout le monde sait ce qu’est une bouillabaisse, les panisses, mais ça marche aussi dans d’autre région, prenez l’aligot.