BUllshit« Quiet quitting » et autres, une année 2022 pleine de concepts foireux

Grande démission, « quiet quitting », « boring-out » … Pourquoi l’année fut pleine de concepts de travail foireux ?

BUllshit2022 a vu plein de concepts en « ing » et autres anglicismes vouloir théoriser une grande révolution dans le monde du travail en France. Un peu à côté de la plaquing.
On espère moins de concepts foireux en 2023 quand même
On espère moins de concepts foireux en 2023 quand même - Pixabay / Pixabay
Jean-Loup Delmas

Jean-Loup Delmas

L'essentiel

  • «Quiet quitting », « boring-out » et autres mots en « ing » et « out » ont envahi le monde du travail en 2022, plus encore que les années précédentes.
  • L’idée derrière ces anglicismes est de décrire une prétendue révolution et un « monde d’après » où la valeur travail a été totalement bouleversée.
  • Loin d’être pertinentes, ces tendances semblent un peu surinterpréter de réels changements, beaucoup plus doux et calmes que prétendus.

Evidemment, les concepts douteux en « -ing » n’ont pas attendu 2022 pour envahir notre France start-up nation. Néanmoins, cette année fut particulièrement porteuse d’idées et de terminologies éclatées au sol, avec douze mois aussi prolifiques qu’un Mbappé à la Coupe du monde. « Boring-out », une « grande démission » censé débarquer en France et qui se fait toujours attendre, et notre maître incontesté, le « quiet quitting », soit l’idée qu’un salarié qui ferait son travail sans heures supplémentaires gratuitement serait en réalité en « démission silencieuse », parce que pourquoi pas après tout ?

Marie-Rachel Jacob, docteure en sciences de gestion et professeure chercheuse à Emlyon business school, s’étonne du nombre de sollicitations qu’elle a reçu au cours de l’année autour de ce genre d’idées, prises un peu trop au sérieux à son goût. Au moment de tirer – enfin – un trait sur 2022, il est temps de se demander pourquoi tant de ces concepts ont poppé pile cette année ? Pour la spécialiste, « il y a une difficulté des employés mais surtout des employeurs et des entreprises à comprendre le monde du travail actuel. C’est pour cela que des tendances un peu abstraites qui semblent tout expliquer en une grande révolution sont plaisantes, car faciles à comprendre. »

Des concepts peu novateurs

Sophie Caruelle, formatrice professionnelle et autrice de Pour quel monde travailler ? Rendre visible l’invisible (Editions L’Harmattan, 2021), partage le constat : « On a beaucoup parlé de ces phénomènes car il y a une réelle inquiétude dans le monde du travail de voir leur modèle actuel s’écrouler. La visibilité dans le futur est moindre en période de turbulence, alors on tente de théoriser pour se rassurer et avoir l’illusion d’un contrôle. »

Pourtant, comme le rappelle Bernard Vivier, directeur de l’Institut supérieur du travail, des concepts comme « la grande démission », « le quiet quitting » ou « le boring out » sont loin d’être quantifiés, et reposent plutôt sur des ressentis, loin d’être novateurs d’ailleurs. « Oui, le monde du travail et les rapports de force ont un peu changé avec la crise sanitaire, le télétravail et l’inflation, mais des idées comme la flemme au travail étaient déjà décrites par l’économiste Corinne Maïer dans son livre Bonjour paresse en 2004 », soit 16 ans avant que le Covid-19 ne vienne perturber nos vies. « Quiet quitting » et autres « n’ont rien de révolutionnaire ou de propre à 2022, mais sont remis au goût du jour avec des anglicismes et de la novlangue », poursuit Sophie Caruelle.

Un mécanisme de défense pour l’employeur

Rien de nouveau sous le soleil donc, et on va rassurer tous les patrons du pays : oui, le Français moyen aime encore travailler. « Le travail a encore beaucoup de sens dans nos vies, et loin de faire le minimum, la France a une des meilleures productivités horaires de l’OCDE. Oui, le Français veut beaucoup de temps libre, mais quand il bosse, il bosse », atteste Bernard Vivier.

Cette idée de salariés ne voulant plus mettre la main à la pâte serait avant tout un mécanisme de défense pour les employeurs estime Marie-Rachel Jacob, notamment dans les secteurs ayant du mal à recruter : « Ils savent que leurs conditions de travail sont dures et qu’elles sont difficilement changeables. Le BTP sera toujours difficile physiquement, la restauration ne fonctionne qu’avec des horaires décalés. C’est donc plus facile de penser que c’est la faute aux salariés qui n’ont plus aucune envie de travailler que se remettre en question. »

Comparaison n’est pas raison

Vous l’aurez noté à leurs noms, la plupart de ses concepts viennent d’outre-atlantique, « ce qui rend la transposition à la France assez douteuse », poursuit la chercheuse, ne serait-ce que pour des différences évidentes en matière de droit du travail et de protection sociale. La grande démission, constatée aux Etats-Unis, n’est pas vraiment applicable à la France : « Certes, il y a eu de nombreuses ruptures de contrat de travail en France en 2022, mais la plupart ont été rembauchés dans un autre emploi derrière. Ce n’est pas la même chose aux Etats-Unis, où beaucoup ont réellement quitté le monde du travail sans y remettre un pied. »

De manière pragmatique, la France connaît un chômage historiquement bas, reste en croissance malgré l’inflation, et a même vu en avril un nombre d’embauches en CDI record, selon les chiffres de l’Urssaf. Selon une étude Ifop de novembre 2022, 87 % des Français qualifiaient le travail « d’important » – dont 41 % plus ou aussi important que la famille, les amis et les loisirs –, pour seulement 13 % le considérant comme « secondaire ». Alors oui, depuis la crise du coronavirus, plus d’importance est donnée au sens, au temps libre et aux proches. Mais force est de constater que la révolution du monde du travail n’a pas franchement eu lieu. Presque boring.