Interview« Les criminels manquent de culture mafieuse », estime Éliane Keramidas

Marseille : « Aujourd’hui, les criminels manquent de culture mafieuse », estime l’avocate Éliane Keramidas

InterviewDe Francis le Belge à la Tuerie du Bar du téléphone, l’avocate Éliane Keramidas s’est impliquée dans les plus grandes affaires criminelles de Marseille. Aujourd’hui convertie à l’écriture de romans, ses fantômes du passé ne cessent de l’inspirer
La tuerie du Bar du téléphone à Marseille a fait dix morts sur l'instant, plus un onzième un an plus tard. L'avocate et romancière Marseillaise Eliane Keramidas avait travaillé cette affaire, jamais élucidée.
La tuerie du Bar du téléphone à Marseille a fait dix morts sur l'instant, plus un onzième un an plus tard. L'avocate et romancière Marseillaise Eliane Keramidas avait travaillé cette affaire, jamais élucidée. - Gérard Fouet / AFP  / AFP
Alexandre Vella

Propos recueillis par Alexandre Vella

L'essentiel

  • Eliane Keramidas a été avocate pénaliste pendant quarante ans à Marseille.
  • De la French Connection à Francis le Belge, en passant par la Tuerie du Bar du téléphone, elle a plaidé, défendu ou travaillé sur les plus grandes affaires criminelles de Marseille de son époque.
  • Aujourd’hui elle écrivaine, sa matière première reste toutefois la vie des petits criminels.

En quarante ans dans les prétoires marseillais à défendre criminels et voyous, Eliane Keramidas a suivi les affaires les plus médiatiques de son époque. De Tony Zampa à Francis le Belge, Eliane Kéramidas est de ce temps où les parrains marseillais occupaient le haut de l’actualité, entre French connexion et règlements de comptes, déjà, sous fond de trafic de stupéfiants. Aujourd’hui romancière, ce ne sont finalement pas ces « grandes histoires » qui la guident dans son écriture, mais celles des petites gens qui basculent. Son cinquième livre, Les enfants perdus de la Roseraie, qui revient sur une malédiction transgénérationnelle conclue par un matricide.

Quatre décennies comme pénaliste à Marseille à défendre criminels, escrocs et parrains de la mafia. Comment en sort-on ?

Ça vous entame, on ne sort pas indemne de toutes ces cours d’assises… Je suis allée dans des doubles meurtres, des triples meurtres, des quadruples, jusqu’à 11 assassinats dans la tuerie du Bar du téléphone… A force de marcher sur une route pleine de cailloux, à un moment donné vous avez les pieds tellement en sang que vous n’avancez plus.

C’est alors que j’ai commencé à écrire pour revisiter mon passé. Et ce qui intéresse la presse, c’est toujours ce que moi je trouvais le moins intéressant, l’affaire Auriol, le Bar du téléphone, Francis le belge, la French connection… Pour moi l’intérêt réside dans le fait de défendre quelqu’un qui a commis le pire, l’extrême, et de savoir pourquoi. Parce que pour moi, on ne naît pas criminel, on le devient.

Vous avez commencé à plaider à une époque où la peine de mort existait encore…

J’ai eu à plaider deux fois pour des clients qui risquaient la peine de mort et deux fois ils ont été condamnés à la perpétuité. J’ai respiré un grand coup. Puis il y a eu 1982 et l’abolition. Et à partir de là, j’ai compris que la peur de mourir a disparu de chez les grands criminels – c’est horrible ce que je vais vous dire, et peut-être qu’il ne faudrait pas –, car ils ne risquaient plus que, enfin c’est déjà beaucoup, la perpétuité. À partir de là ce qui m’a intéressée, c’est la personnalité des individus, leur âme, comment elle s’est diabolisée.

Marseille a la réputation d’une ville violente. Il y avait des règlements de comptes à votre époque, et il y en a toujours aujourd’hui. Quel regard portez-vous sur cela ? Constatez-vous une évolution ?

J’ai été le premier avocat de Francis le Belge, j’ai été aussi très lié au fils de Gaétan Zampa (l’un des parrains marseillais des années 1980), je me suis aussi occupée de la Sicilian connection, tout ça pour dire que j’ai défendu des grands parrains. J’ai trouvé chez ses grands bandits, ces parrains, des règles, une morale. Avant il y avait de l’ordre dans la criminalité. Les parrains se faisaient respecter par toute leur hiérarchie, quand ils disaient non, c’était non. Je crois qu’aujourd’hui, tout s’est paupérisé, même la criminalité. Je plains la police. Et puis il y a beaucoup plus de drogue et de consommation.

Les voyous d’aujourd’hui sont aussi, d’une certaine façon, des victimes de cette paupérisation. Ils manquent de culture mafieuse, d’éducation au sens large. Toute cette violence, ce sont les mots qu’ils ne peuvent pas dire. Je dis qu’ils sont à la fois victimes et bourreaux – avant il y avait distinctement ses victimes et les bourreaux – victimes d’une société qui les dépasse et les dévore. Et ils s’en prennent à cette société avec les mots qu’ils n’ont pas, donc avec violence.

Quelle est l’affaire la plus lourde que vous ayez eue à traiter ?

La roseraie a vraiment été mon clou dans la chaussure. C’est pour ça que j’ai fait ce livre aussi. C’est l’histoire tragique d’une malédiction transgénérationnelle qui conduit les enfants d’une même famille à grandir successivement en orphelinat. Jusqu’à ce qu’une fille, enceinte, tue sa mère pour briser cette malédiction. Mais, en faisant cela, elle la prolonge, puisque son propre enfant se retrouve à son tour en orphelinat.

Mais je crois que la plus lourde a été l’affaire d’Auriol. Je défendais le psychologue qui était rentré au SAC (Service action civique) et pensait faire le service d’ordre de politiques. C’était un ramassis de voyou. Dans cette affaire il y a eu cinq morts, dont un enfant de huit ans – mort dans laquelle mon client était impliqué. Je me suis intéressée à ce garçon en se demandant pourquoi il en était en arrivé là. Il y a eu un mois d’audience, à l’issue de quoi le SAC a été dissous.

Être avocat à Marseille est-il différent qu’ailleurs ?

Je ne sais pas. Ce que je peux vous dire, c’est que je suis allée plaider à Bordeaux ou Paris, mais pour défendre des Marseillais qui avaient commis des crimes là-bas. Et ce que je peux vous dire, c’est que les jugements n’étaient pas les mêmes. Il y a des crimes attachés à une culture. Un crime d’honneur par exemple, en Corse, passe mieux qu’à Paris ou Bordeaux.