reportageLa spectaculaire baisse de l’inflation en Espagne, miracle ou mirage ?

« Les prix restent délirants »... En Espagne, la spectaculaire baisse de l’inflation, miracle ou mirage ?

reportageAvec une inflation à seulement 3,2 % en mai, l’Espagne a tout du bon élève européen face à la hausse des prix. Mais ces chiffres flatteurs n’ont pas gommé les fins de mois difficiles
A la Boqueria de Barcelone, fruits et légumes sont encore à des prix très élevés, mais on craint que le pire ne soit à venir
A la Boqueria de Barcelone, fruits et légumes sont encore à des prix très élevés, mais on craint que le pire ne soit à venir - JLD/20 Minutes / JLD/20 Minutes
Jean-Loup Delmas

Jean-Loup Delmas

L'essentiel

  • Et si l’Espagne avait vaincu l’inflation ? En quelques mois, le pays ibérique a vu sa courbe chuter de 10,8 % à seulement 3,2 %, divisant par trois la hausse des prix.
  • A Barcelone, où 20 Minutes s’est rendu, cet embellissement a tout le mal du monde à se répercuter au supermarché, où les tickets de caisse flambent toujours.
  • Pour la population locale, la baisse spectaculaire de l’inflation tient plus du mirage que du miracle annoncé.

De notre envoyé spécial à Barcelone,

Sylvia fouille dans sa mémoire, à la recherche de ses souvenirs de calcul mental. Elle additionne, divise, et se décide finalement pour deux paquets de jambon. Fièrement, elle dépose le butin dans le chariot de courses. Depuis des mois, elle se contentait d’un seul - soit une tranche par gosse au dîner. Après cette longue période de vache maigre, la ration sera doublée ce soir. C’est peut-être un détail pour vous, mais pour Sylvia, cela veut dire beaucoup. Et peut-être même pour l’ensemble de l’Espagne.

Car ce surplus de jamon dans les assiettes de la Catalane et de sa progéniture illustre la - très - progressive sortie du pays de la crise économique. En mai, l’inflation n’y était plus « que » de 3,2 % sur un an, très loin du pic de juillet 2022 - 10,8 %, record absolu depuis le début des statistiques économiques en Espagne - ou de la moyenne de l'an dernier : 8,2 %. Une inflation à 3,2 %, c’est aussi deux fois moins que la Zone Euro - à plus de 7 %, si bien que l’Espagne est parfois présentée comme la bonne élève en la matière, une rareté dans le continent pour une Nation « du sud ».

12,9 % d’inflation alimentaire

Mais au pays où le plus célèbre des héros combat des moulins en les confondant avec des géants, on le sait, il faut se méfier des apparences. « Les prix restent délirants », s’étrangle Sylvia, hésitante presque à remettre le jambon au rayon. Comptez plus de 20 euros le kilo, là où la mère de famille se souvient d’un temps pas si lointain - deux ans à peine - où ce dernier ne dépassait pas les 15.

C’est que 3,2 % d’inflation, c’est faible, mais ça reste de l’inflation. Et cette dernière sévit particulièrement dans les supermarchés. Rien que sur l’alimentaire, la hausse des prix était encore de 12,9 % en avril par rapport à il y a un an, selon l’INE, l’Institut national des statistiques « Quand on fait les courses, on ne voit pas d’issue ou de miracle à l’espagnol », déplore Sylvia. Et avril n’avait rien d’une exception : 16,5 % d’inflation alimentaire en mars, 16,6 % en février, 15,3 % en janvier…

« A part l’énergie, rien n’a baissé ! »

Le gouvernement a pourtant adopté des mesures chocs, notamment un chèque alimentaire et la suppression de la TVA sur les denrées de premières nécessités à partir de décembre 2022. L’effort, Marta connaît bien. Volleyeuse, elle a l’habitude de suer sur le terrain. Travaillant dans la finance, elle ne compte pas ses heures. Et quand on mène une double vie entre le Luxembourg et Barcelone, on ne craint pas non plus la fatigue. Alors au moment de juger les interventions du gouvernement, la trentenaire se montre peu clémente : « Ce n’est pas suffisant ! Quand on paye, rien ne semble s’être amélioré. C’est encore plus cher qu’avant ». La brune a d’ailleurs bien du mal à nous croire quand on lui indique que son pays avait l’une des inflations les plus faibles d’Europe. Une incrédulité qui la poursuit au moment des courses, où le prix de certains produits reste un mystère pour elle. Notamment le lait : « Je ne comprends pas pourquoi il est a autant augmenté, ça n’a aucun sens » En un an, + 33,2 %.

A part l'énergie, Marta ne constate aucune baisse des prix
A part l'énergie, Marta ne constate aucune baisse des prix - JLD/20 Minutes

Tout le problème espagnol se résume alors à ce grand écart entre les bonnes nouvelles économiques entendues à la radio et des tickets de caisse particulièrement salés. « Je paie 100 euros de plus par mois pour mes courses », soupire Sylvia ; 104 même, avec sa folie jambonnière du mois.

Pour comprendre ce décalage, il faut se pencher sur la manière dont on mesure l’inflation - en comparant les prix avec ceux d'il y a douze mois. Au début de la guerre en Ukraine, en février 2022, l’énergie et le carburant avaient vu leur coût exploser. « Les prix de l’énergie ont baissé en 2023 si on compare à l’année dernière. Mais par rapport à 2021, c’est un simple retour à la normale, voire des prix plus élevés », indique Marta. Et surtout, « à part l’énergie, rien n’a baissé ! ». Preuve en est, l’inflation sous-jacente, qui ne tient pas compte des prix de l’énergie, jugés trop volatile, est de 6,6 %, contre 7 % en moyenne européenne.

La « vida loca » version raisonnée

En cet après-midi que le soleil espagnol sait si bien embellir, les Barcelonais flânent dehors, mais pressent un peu plus le pas. Il y a moins le budget pour s’asseoir et consommer à la première occasion venue. Même sur la Rambla, artère iconique qui transperce la ville de haut en bas, où on s’arrêtait jadis facilement devant les 15.000 tentations qu’offrait l’avenue. Gaufre bombardée de Nutella, donuts multicolores, pinte de sangria, entre achat plaisir et renoncement définitif au Summer body… Désormais, on y voit des tables vides de clients et des parents un peu gênés, détournant le regard au moment de ne pas offrir la glace que la marmaille réclame. C’est que dehors aussi, la vie est devenue chère.

La Rambla, coeur de la ville de Barcelone
La Rambla, coeur de la ville de Barcelone - JLD/20 Minutes

« Le pire, c’était l’année dernière, tout allait mal et on n’en voyait pas le bout », pointe Pedro, maillot du Barça sur le dos. Comme pour son équipe de cœur, sacré cette année après une période difficile, 2023 s’annonce un peu moins terrible : « Tout le monde annonce que l’inflation se calme, alors on se dit que ça va bien finir par se voir et qu’on peut se permettre de profiter un peu ». Comprendre : siroter un verre au soleil. Mais en « take away » - un peu moins cher. La vida loca, version raisonnable.

Un salaire minimum 60 % supérieur en France

Pour le footeux, il n’est pas si inconfortable de s’asseoir sur une fontaine. Non, ce qui est vraiment désagréable, c’est de voir les étrangers déballer leurs euros et s’étaler sur les terrasses. Le touriste n’a jamais été en odeur de sainteté dans la ville – jugé trop bruyant, incivil et envahissant, mais le ressenti a empiré ces derniers mois. « On ne peut pas lutter contre le salaire des autres pays », Le salaire minimum du pays vient d’être rehaussé à 1.080 euros brut en février. Plus que 660 avant de rattraper la France.

Nomi, serveur à l’hôtel-restaurant Roma, à quelques pas de cette autre « plus belle avenue du monde », l’admet : les prix des plats ont augmenté de 4 à 5 euros dans son établissement. « Mais pas nos salaires », grince-t-il, perdant un instant le sourire éternellement greffé à son visage afin de rabattre les passants. Conséquence de cette hausse spectaculaire, les clients se fidélisent moins. « Ce sont principalement des touristes qui viennent, non plus des habitués. Surtout que pendant le confinement, les Espagnols ont pris l’habitude de cuisiner chez eux, alors avec la hausse des prix… ».

De bonnes nouvelles économiques

Même au Mercadona, réputé jadis comme le supermarché le moins cher de la ville et la bonne affaire pour les poches vides, « les prix sont devenus aussi chers qu’ailleurs. »

Nomi, serveur à l'hôtel-restaurant La Roma constate des prix à la hausse et une clientèle à la baisse
Nomi, serveur à l'hôtel-restaurant La Roma constate des prix à la hausse et une clientèle à la baisse - JLD/20 Minutes

Mais comme Pedro, Sylvia veut le croire : les choses vont dans le bon sens. Si son budget reste extrêmement serré, il n’est plus asphyxié comme lors de l’été 2022. « La baisse du carburant ou de la facture d’électricité, c’est déjà un premier salut ». Et sur le front économique, d’autres bonnes nouvelles ont afflué. Avec 5,5 % de croissance en 2022, le pays compte parmi les locomotives européennes. Un dynamisme qui s’est traduit par une baisse du chômage, à son plus bas niveau depuis 2008. Au niveau des salaires, syndicats et patronat se sont mis d’accord en avril sur une hausse de 4 % cette année et de 3 % en 2024 et 2025, se joignant à l’augmentation du salaire minimum.

A Barcelone, la traditionnelle sieste de 14 à 16h est légèrement moins perturbée par les questionnements autour de la fin du mois. Mais on se garde bien d’enterrer l’inflation trop tôt, cette dernière ayant l’habitude des remontadas. En janvier, elle était repartie à la hausse, après cinq mois consécutifs de baisse. La chute spectaculaire de mars (une hausse des prix de « seulement » 3,3 %, contre 6 % en février), censée inaugurer un recul de long terme, n’avait pas été suivie, avec un rebond en avril à 4,1 %. Et toutes les prévisions ne sont pas bonnes. La sécheresse espagnole, aussi historique qu’interminable - 32 mois consécutifs de déficit pluviométrique - , devrait entraîner cet été une « catastrophe agricole majeure », selon le gouvernement, avec forcément une nouvelle hausse des prix alimentaires. En accompagnement du jambon, Sylvia s’est pris toute une flopée de légumes. « C’est maintenant ou jamais pour en consommer. Après, ça va vraiment devenir trop cher ». Comprendre : encore plus que maintenant.

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