interview« La profanation des morts, c’est l’insulte absolue »

Cimetières : « Toucher aux morts, c’est l’insulte absolue »... Qui sont les profanateurs, et pourquoi le font-ils ?

interviewSpécialiste du fait religieux et des questions d’identité, le sociologue et philosophe Raphaël Liogier détaille le profil et les motivations des auteurs de profanations de tombes
Vue du cimetière juif de Sarre-Union, le 17 février 2015, après sa profanation par des adolescents
Vue du cimetière juif de Sarre-Union, le 17 février 2015, après sa profanation par des adolescents - Patrick Hertzog  / AFP
Thibaut Chevillard

Propos recueillis par Thibaut Chevillard

L'essentiel

  • Une enquête a été ouverte après la profanation, la semaine dernière, de sépultures dans deux cimetières du sud de la Charente-Maritime, où des corps ont été manipulés et sortis de leur cercueil
  • Les cimetières chrétiens, israélites ou musulmans sont régulièrement la cible de profanations et de dégradations.
  • Raphaël Liogier, philosophe et sociologue, spécialiste du fait religieux et des questions d’identité, explique à 20 Minutes les motivations des auteurs et dresse leur profil.

Une vingtaine de cercueils ont été sortis de leurs caveaux, ouverts et fouillés. Comble de l’horreur, certains corps ont même été manipulés. La profanation de deux cimetières du sud de la Charente-Maritime, situés à Chartuzac et Tugéras-Saint-Maurice, a été constatée vendredi dernier, au petit matin. Ce qui a poussé le parquet de Saintes à ouvrir une enquête pour « violations de sépultures accompagnées d’atteinte à l’intégrité du cadavre » et « vols ou tentatives de vol en réunion », confiée à la brigade de recherches de Jonzac et à la brigade territoriale de Montendre.

Des faits loin d’être inédits, car les profanations de cimetières sont relativement fréquentes en France. Mais qui sont leurs auteurs, et pourquoi viennent-ils troubler le sommeil des défunts ? Leurs motivations sont-elles politiques ? Ésotériques ? 20 Minutes a posé la question à Raphaël Liogier, philosophe et sociologue, spécialiste du fait religieux et des questions d’identité.

Une part importante des profanations est imputée à des personnes proches de l’extrême droite. Qu’est-ce qui les poussent à dégrader des tombes ?

Leur motivation est politique, sociale, identitaire. Les gens d’extrême droite sont obsédés par l’identité. Or l’identité, c’est la généalogie. C’est l’idée qu’une terre vous appartient parce que vos ancêtres sont enterrés là depuis plusieurs générations. Lorsqu’ils profanent des tombes, c’est une manière de dire : « Vous n’appartenez pas vraiment à cette terre, vous pensez vous enraciner ici, mais nous, on vous en empêche en vous déterrant. On refuse votre présence et votre enracinement progressif. »

Quelles peuvent être les autres motivations des auteurs de profanation ?

Il y a deux autres strates de justification. La deuxième, c’est la violence suprême que représente la profanation des morts, c’est l’insulte absolue. Il y a, derrière, le désir d’humilier ce que vous êtes, c’est-à-dire l’héritier de la personne enterrée.

C’est pour dire aux vivants, qui peuvent être des musulmans ou des juifs, qu’on les humilie parce qu’on humilie leurs ancêtres. Cette motivation est souvent liée à la première, d’ailleurs.



Enfin, il y a une troisième motivation plus superficielle, moins calculée. C’est, pour certains, une sorte de performance. Un peu le côté « T’es pas capable de faire ça », quelque chose qui est censé être la pire. C’est une manière de dire qu’on est capable de franchir toutes les limites, de faire quelque chose d’interdit formellement. On ne cible pas certains morts en particulier. Ce ne sont alors pas des racistes antisémites qui vont spécifiquement déterrer des morts juifs pour violenter ou humilier la mémoire juive. C’est une expérience émotionnelle qui consiste à dépasser toutes les limites, à tout désacraliser. Et ce qu’il y a de plus sacré, c’est le mystère de la mort.

Il y a peut-être, aussi, une manière d’exorciser sa propre angoisse de la mort, l’idée d’être plus fort que la mort. Ce n’est pas la cible elle-même qui les motive.

Y a-t-il un point commun chez les auteurs de profanation ?

S’il y a une régularité sociologique, c’est l’âge. Ce sont souvent des jeunes, rarement des gens qui ont plus de 30 ou 35 ans. Le plus fréquemment, ils font partie de groupes d’extrême droite, ou d’un sous-groupe. Ces gens se retrouvent entre eux, s’entraînent et prennent cette initiative plus radicale, pour aller plus loin.

Et quid de la question des messes noires et des rituels sataniques ?

On retrouve, chez les adeptes de magie noire, le mystère de la mort et la volonté d’avoir un pouvoir dessus. La magie, c’est le sentiment qu’on se donne de contrôler l’incontrôlable avec des forces surnaturelles. Elle est liée à l’insupportabilité de l’incertitude.

Le fait de mourir n’est pas le problème. C’est davantage le fait que tout peut s’arrêter à n’importe quel moment, la mort est imprévisible. Quand on enterre une personne, on a le sentiment de contrôler quelque chose en créant un rituel. Les adeptes de la magie noire ont, eux, le sentiment d’agir sur la mort, sur leur propre angoisse, sur l’incertitude insupportable, en profanant des tombes.

Les profanations arrivent-elles à certains moments bien particuliers ?

Il n’y a pas de saison des profanations ! Les auteurs sont toujours plusieurs, c’est un entraînement collectif. Il faut que les conditions d’une émulation soient réunies : des séries de réunions, des événements politiques qui créent une effervescence dans certains milieux, le fait que les gens aient un peu bu et soient désinhibés.

Mais il y a parfois un lien avec le contexte sociétal ou politique ?

Bien sûr, quand il y a une effervescence médiatique sur des sujets comme le voile, l’immigration, c’est-à-dire dans le rapport à l’autre qui ne devrait pas être là. On l’a vu aussi lors de la période des attentats terroristes commis au nom de Daesh. Quand on commence à entrer dans un certain rapport émotionnel à l’angoisse, tous les prétextes idéologiques sont bons.

Je crois que c’est d’abord le sentiment de la perte, qui est profond et qui peut être travaillé par le contexte, qui crée un désir de défouloir, de faire quelque chose face à la situation. La justification idéologique arrive après, et sert à donner une cohérence à tout ça. Le désir de passer à l’acte a besoin de se saisir de quelque chose qui le rend cohérent.

Il y a dans les médias des images qui font appel à l’émotion, au sentiment que tout est foutu, que rien ne va, que tout s’effondre. Progressivement, on désigne des figures de cet effondrement.