INTERVIEW« Le DSA ne mettra pas fin au Far West, mais marque un tournant »

« Le Digital Services Act ne mettra pas fin au Far West, mais marque un tournant »

INTERVIEWLe très attendu règlement européen sur les services numériques (DSA) entre en application ce vendredi. « 20 Minutes » décrypte cette série de mesures avec l’enseignant et chercheur Romain Badouard, spécialiste des usages du Net
Ce règlement vise à mieux encadrer l'activité des réseaux sociaux (illustration).
Ce règlement vise à mieux encadrer l'activité des réseaux sociaux (illustration). - Daina Le Lardic / Isopix / SIPA
Hakima Bounemoura

Propos recueillis par Hakima Bounemoura

L'essentiel

  • Le Digital Services Act (DSA), le règlement européen sur la sécurité numérique, entre officiellement en application ce vendredi. Les géants du Web devront se soumettre à toute une série d’obligations, sous peine de lourdes amendes.
  • « Il est indéniable que ce texte marque un tournant dans le monde numérique, il incarne un retour de la puissance publique dans le dossier de la régularisation des réseaux sociaux », explique l’enseignant et chercheur Romain Badouard.
  • « Le législateur n’aura pas les moyens de contrôler aussi fermement qu’il le souhaite l’action des plateformes. Ce ne sera peut-être pas la fin du Far West, mais il y aura quand même une nouvelle donne », ajoute le chercheur spécialisé dans les usages du Web.

«Ce qui est illégal hors ligne doit aussi l’être en ligne ». Tel est le slogan du nouveau règlement européen sur la sécurité numérique, le Digital Services Act (DSA), qui entrera officiellement en vigueur ce vendredi. Lutte contre la désinformation, les discours haineux et racistes, le harcèlement en ligne ou les appels aux manifestations violentes, la Commission européenne passe à l’offensive contre les dérives des géants du Net en les contraignant à agir davantage contre les contenus illicites, sous peine de lourdes amendes. Une série d’obligations va ainsi s’imposer dès demain à une vingtaine de réseaux sociaux, places de marchés et moteurs de recherche (Facebook, TikTok, X, Snapchat, Instagram, LinkedIn, YouTube, Wikipédia, Apple, Google, Microsoft, Amazon, Alibaba ou Booking).

Toutes ces plateformes devront, entre autres, proposer aux internautes un outil pour signaler facilement les contenus « illicites », puis les retirer rapidement. Des « signaleurs de confiance » dans chaque pays (comme Pharos en France) verront leurs alertes traitées en priorité. Et leurs algorithmes seront également sous surveillance. Véritable « révolution » du Net ou série de mesures difficilement applicables, « 20 Minutes » fait le point avec Romain Badouard, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-II Panthéon-Assas, et chercheur au laboratoire Carism, auteur de Les nouvelles lois du Web. Modération et censure (éditions du Seuil en 2020).

Le DSA est aujourd’hui présenté comme une véritable « constitution » du numérique, une super arme pour réguler Internet. En quoi sera-t-il vraiment efficace ?

Il est indéniable que ce texte marque un tournant dans le monde numérique, il incarne un retour de la puissance publique dans le dossier de la régularisation des réseaux sociaux. Au-delà de l’efficacité pratique, il y a un message politique d’envergure. On nous a expliqué durant des années que les géants du Net étaient plus forts que les Etats. Mais on voit aujourd’hui que la Commission européenne a le pouvoir d’imposer des règles. Est-ce que le texte sera efficace ? Il faudra attendre quelques mois ou quelques années pour voir comment il sera mis en application. Ce qui est sûr, c’est que les plateformes (Facebook, Instagram, TikTok…), s’y préparent déjà depuis quelque temps en multipliant les annonces de mesures visant à améliorer la sécurité en ligne. On peut donc s’attendre indéniablement à des changements significatifs.

Ce règlement européen prévoit notamment d’infliger aux plateformes des amendes pouvant aller jusqu’à 6 % de leur chiffre d’affaires, et même l’interdiction de leur activité en Europe en cas de non-respect des règles. Certains doutent que ce soit réalisable…

Même si certains remettent en cause leur faisabilité, toutes les mesures du DSA sont applicables en l’état. Les plateformes arrivent déjà très bien à modérer certains contenus prohibés (les contenus terroristes, pédopornographiques…), pour lesquels elles collaborent depuis longtemps avec les autorités, et notamment la Commission européenne. L’idée est d’élargir cette collaboration à l’ensemble des contenus sur les réseaux sociaux (fake news, contenus haineux…) Ça va demander beaucoup plus de travail aux plateformes, et surtout beaucoup plus de transparence.

Même s’il y a eu des efforts effectués ces dernières années, les politiques de modération des géants du Net restent très opaques. Le principal objectif du DSA, c’est de s’attaquer à cette opacité, et de rendre les processus transparents. Toutes les plateformes auront désormais des obligations à respecter. Les plus grandes, celles qui comptent plus de 45 millions d’utilisateurs, seront d’ailleurs directement contrôlées par le Centre européen pour la transparence algorithmique (ECAT), créé en avril dernier par la Commission européenne.

Les réseaux sociaux ne seront donc plus le « Far West », une zone de « non-droit », comme le dénoncent certaines personnalités politiques ?

Cela ne va clairement pas se faire du jour au lendemain. Le législateur n’aura pas les moyens de contrôler aussi fermement qu’il le souhaite l’action des plateformes. Ce ne sera peut-être pas la fin du « Far West », mais il y aura quand même une nouvelle donne. Que ce soit pour la modération quotidienne des contenus ou pour gérer des dossiers plus importants liés aux ingérences étrangères dans les processus électoraux, ou à la désinformation. Tout va désormais être surveillé de près par le législateur.

Même si ça ne va pas être la révolution tout de suite, on verra rapidement des améliorations. Il faut bien avoir en tête que les plateformes se préparent déjà depuis un moment à la mise en l’application de ce texte. Par exemple, pour tout ce qui concerne la transparence, l’accès aux données, ou ce qu’on appelle les « signaleurs de confiance » [des tiers qui font le lien entre les utilisateurs et les plateformes pour que ces dernières suppriment des contenus], on peut penser que toutes ces nouvelles procédures sont déjà prêtes et qu’elles n’attendent que la mise en application du DSA.

Après les émeutes urbaines, le chef de l’Etat a évoqué la possibilité de « couper » les réseaux sociaux en cas de crise majeure. Le commissaire européen Thierry Breton a également déclaré qu’ils pourront être « bloqués » si certains contenus ne sont pas retirés « dans l’instant ». Certains craignent donc aujourd’hui que la liberté d’expression ne soit menacée…

Accentuer la modération en ligne, ça peut effectivement représenter un risque pour la liberté d’expression. Mais la menace est surtout indirecte : les plateformes, qui seront davantage sous pression, pourraient se lancer dans une « sur-modération » en retirant des contenus qui ne devraient pas l’être, de peur de se voir infliger des amendes. C’était déjà l’une des critiques qui avait été faite avec la Loi Avia, qui avait été retoquée par le Conseil constitutionnel. C’est donc une crainte tout à fait fondée.

Concernant les appels à la révolte en ligne, il ne faut pas oublier qu’il y a 10 ans, pour le Printemps arabe, on a loué les réseaux sociaux comme étant des outils de démocratie interne lorsqu’il s’agissait d’appel à manifester, ou de mouvements sociaux. Pourquoi lorsque cela se passe en France, on devrait tout à coup autoriser des formes de censure ? D’une manière générale, la ligne qui sépare modération légitime et censure est toujours très fine.

Quelles sont les principales limites de ce nouveau règlement européen ?

Une des ambitions du DSA, c’est d’unifier les législations européennes en matière de régulation des réseaux sociaux et plateformes d’échange. Cela risque d’être très compliqué, car il y a des écarts très importants entre les pays de l’UE. Est-ce que toutes les plateformes vont jouer le jeu de la même manière partout, sachant que les moyens mis en œuvre ne seront pas les mêmes ? C’est l’une des principales limites de ce texte.

L’autre enjeu important, c’est l’accès aux données des plateformes. Ce que prévoit le DSA, c’est que le législateur puisse avoir accès à ces données pour vérifier leur authenticité. Des audits sont prévus, mais on ne sait pas comment cela va fonctionner, et à quel type de données les régulateurs et les chercheurs auront accès. Tout cela reste assez flou. Le risque étant que les réseaux sociaux ne jouent le jeu de la transparence qu’en apparence…