DECARBONATIONLes ailes du navire « Canopée », l’avenir du fret maritime ?

Transport : Le navire « Canopée » déploie ses ailes… et dessine l’avenir du fret maritime ?

DECARBONATIONPour transporter sa future fusée de l’Europe à Kourou, Ariane Group a commandé un étonnant navire : le « Canopée », avec ses ailes immenses conçues pour l’aider à économiser le carburant… Et donc réduire ses émissions de CO2. Une idée dans le vent ?
« Canopée », un navire de 121 mètre de long, est équipé de quatre ailes Oceanwings.
« Canopée », un navire de 121 mètre de long, est équipé de quatre ailes Oceanwings. - @Ayro - image par drone / Ayro
Fabrice Pouliquen

Fabrice Pouliquen

L'essentiel

  • Responsable de 3 à 4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, le trafic maritime est prié d’accélérer sa transition énergétique. L’enjeu principal ? Sortir du fioul lourd, le principal carburant (fossile) aujourd’hui utilisé sur les navires.
  • En attendant de trouver des carburants alternatifs verts, des solutions émergent pour leur permettre de réduire leur consommation. Alors, pourquoi ne pas s’aider du vent comme avant, mais en utilisant des technologies dernier cri ?
  • C’est le pari que fait le Canopée, chargé de transporter les composants de la fusée Ariane 6 de l’Europe à Kourou. Depuis cet été, le navire est équipé de quatre ailes semi-rigides de 37 mètres de haut, développées par la start-up française Ayro. L’avenir ?

Un jour, peut-être, la vision sera banale, tant les navires en seront équipés. En attendant, le Canopée détonne au port du Havre, où il patiente avant sa prochaine transatlantique, avec ces ailes verticales qui s’élèvent de son pont et culminent à 37 mètres de haut. « La taille d’un immeuble haussmannien », compare Romain Grandsart, directeur général adjoint d’Ayro, la start-up qui les a conçues dans son usine près de Caen.

On les voit de loin, ces ailes. Mais les Oceanwings – leur petit nom – ne sont pas là pour faire joli. Ni d’ailleurs pour permettre au Canopée de filer plus vite. L’enjeu est plus de lui faire économiser du carburant et, par extension, de réduire ses émissions de gaz à effet de serre.

S’aider du vent pour amener Ariane 6 à Kourou

Le Canopée, 121 mètres de long pour 22 de large, a été commandé par Ariane Group*, le groupe aérospatial franco-allemand, pour transporter les pièces de la fusée Ariane 6 de l’Europe, où elles sont construites, jusqu’au centre spatial de Kourou, en Guyane. Depuis sa mise à l’eau en décembre, le navire a déjà fait quelques allers-retours. Mais pas encore avec ses ailes. « Elles ont été installées en août », précise Romain Grandsart.

Désormais, pour avancer, le navire ne misera plus seulement sur un carburant fossile – ici du diesel**-, mais s’aidera de la force du vent. Dans le jargon, on parle de propulsion vélique. Une bonne vieille méthode qui profite aujourd’hui d’un second souffle. C’est que le transport maritime international est responsable de 3 à 4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES). Soit plus d’un milliard de tonnes de CO2 par an, que le secteur est pressé de réduire au plus vite. « En juillet, l’Organisation maritime internationale (OMI) a adopté de nouveaux objectifs de réductions de GES, rappelle Constance Dijkstra, spécialiste des carburants maritimes pour l’ONG Transport & Environment (T & E). Elle vise le zéro émission nette « autour » de 2050. » Les termes restent flous, « mais cette nouvelle feuille de route témoigne d’une prise de conscience du fret maritime de la nécessité de rattraper son retard », reprend Constance Dijkstra.

Des ailes venues de la course au large

Les Oceanwings peuvent aider, même en tant qu’énergie secondaire. « Ces ailes fourniront entre 15 et 35 % de l’énergie propulsive du Canopée sur ses traversées », table Romain Grandsart. A la clé, autant d’économie de carburant et d’émissions en moins. Pour atteindre ces ratios, Ayro a dû beaucoup s’éloigner des voiles « classiques ». L’inspiration vient bien plus de l’aéronautique. « Nos ailes ne sont pas formées d’une simple membrane souple, mais sont semi-rigides et ont un profil épais, en forme d’aile d’avion, décrit Romain Grandsart. Elles se composent d’un mat principal et d’un autre secondaire. La partie arrière peut alors se cambrer, ce qui permet de décupler la puissance de la propulsion. Et ces ailes sont orientables, si bien qu’on peut tirer le meilleur profit des conditions de vent. »

Cette technologie a déjà fait ses preuves en course au large. C’est le début de l’histoire d’ailleurs : en 2010, le Français Marc Van Peteghem, architecte naval, équipe le trimaran BMW Oracle Racing d’une grande voile rigide à deux éléments. Pas vraiment un favori à la base, le bateau signe des résultats spectaculaires et rafle la coupe. « Ce fut une rupture technologique, tous les bateaux de course en sont désormais équipés », raconte Romain Grandsart. Restait à adapter l’innovation à la marine marchande. Le cabinet VPLP Design de Marc Van Peteghem s’y attelle, en ajoutant notamment la gestion automatisée des ailes, interdite en course (ce serait trop facile !) mais qui doit faciliter la vie sur les cargos***. En 2018, le projet aboutit à la création d’Ayro et, rapidement, à de premières expérimentations. Notamment sur l’Energy Observer, navire-laboratoire qui teste autour du monde les énergies de demain.

Voile à rotor, voile turbo, ailes de kite… Et « slow-steaming »

Tout de même, Ayro change d’échelle avec le Canopée. La start-up veut s’en servir comme démonstrateur pour convaincre d’autres cargos de s’équiper. « On espère très vite arriver à une centaine de navires équipés, et des projets sont en cours pour adapter les Oceanwings à de plus gros navires », annonce Romain Grandsart. Ayro n’est pas seul sur le coup. Plusieurs entreprises, dont les Chantiers de l’Atlantique à Saint-Nazaire, développent aussi des concepts d’ailes rigides. D’autres pistes de propulsion vélique sont aussi explorées. Des voiles à rotor aux turbovoiles, en passant par la voile gonflable de Michelin, et même les ailes de kite sur lesquelles parient les Français Airseas et Beyond the Sea.

Enthousiasmant, tout ça ? Constance Dijkstra tempère, en craignant que les économies de carburant promises ne soient pas si évidentes. « La force des vents, la direction des navires, la zone de navigation, le type de navire… beaucoup de paramètres entrent en compte, glisse-t-elle. L’armateur mondial Maersk, qui a équipé un de ses navires de voiles à rotor, avait noté par exemple des économies de carburant de 8 % sur un an. De son côté, l’OMI s’attend, avec la propulsion vélique, à des économies de l’ordre de 2 à 3 % de manière générale. »

La sortie du fioul lourd à garder dans la ligne de mire

Ce retour dans le vent de la propulsion vélique reste une piste à encourager, dit-on à T & E. Il y en a d’autres, dont une qui peut être appliquée rapidement, sans investissement. C’est le slow-steaming. En clair, la réduction de la vitesse des navires, stratégie qu’ont déjà adoptée des compagnies ces dernières années face à l’envolée du prix des carburants maritimes. Pour l’économiste maritime Pierre Cariou, cité par Actu transport logistique en décembre 2019, « réduire la vitesse de 10 à 15 %, soit de 13 à 11 nœuds pour les pétroliers et les vraquiers, et de 17 à 15 nœuds pour les porte-conteneurs, diminueraient de 20 à 30 % les émissions de CO2. » Pas rien donc, même si, de nouveau, les estimations divergent.

L’avantage, c’est que la propulsion vélique et le slow-steaming peuvent aller de pair. C’est cette combinaison intelligente qu’espère voir au plus vite Constance Dijkstra. « Mais ça ne doit pas faire oublier que l’enjeu principal est de sortir du fioul lourd, unique carburant aujourd’hui de 99 % des navires… et très carboné », insiste-t-elle. Des solutions alternatives émergent, notamment du côté de l’hydrogène vert et des e-fuels. Mais on est encore très loin de pouvoir en fabriquer en quantité suffisante et à bas coût. « D’où cet impératif, pour les navires de demain, de consommer le moins possible de carburant », pointe Romain Grandsart. Un argument de plus pour ses Oceanwings.

* Le Canopée, construit au chantier maritime hollandais Neptune Marine, est la propriété de l’armateur Jifmar groupe qui a créé une co-entreprise, Alizés, avec Zephyr & Borée, pour exploiter le navire. Le tout donc pour le compte d’Ariane Group, pour au moins les 15 prochaines années.

**Un carburant fossile donc, mais dont le bilan carbone est un peu plus faible que le fioul lourd, la principale énergie utilisée dans le transport maritime.

*** Des capteurs sur les ailes permettront de mesurer en temps réel les conditions de vent et de transmettre les données à un ordinateur embarqué qui calculera et ajustera alors les angles d’incidence et les cambrures des Oceanwings pour tirer le meilleur parti de la force du vent.


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