CENSURE« Viol », « attentat », « meurtre »…. Des mots trop tabou pour Instagram

Instagram : Le « shadow ban » ou quand les mots « viol » et « attentat » font disparaître des contenus

CENSURESur Instagram, des créateurs de contenus ont remarqué être déréférencés de la plateforme pour avoir utilisé des mots trop tabou
L'autrice du sujet a visiblement un petit problème avec les ratons-laveurs.
L'autrice du sujet a visiblement un petit problème avec les ratons-laveurs. - L.F / Canva
Lina Fourneau

Lina Fourneau

L'essentiel

  • Sur Instagram, plusieurs créateurs de contenus remarquent être déréférencés après avoir utilisé des mots sensibles comme « viol » ou « attentat ».
  • C’est notamment le cas de Camille Décode qui a été alertée par ses abonnés. Après avoir publié de nombreux décryptages juridiques - notamment sur les attentats du 13 novembre à Paris - les contenus de celle-ci auraient été invisibilisés et son compte également.
  • Outre le « shadow ban » exercé par les plateformes, l’utilisation des mots sensibles reste une question importante pour les créateurs. Que faut-il dire, faire, censurer ?

Sur Instagram, il y a de tout. Des vidéos de berger australien mignon, des enfants qui font des choses incompréhensibles mais rigolotes ou bien des vidéos satisfaisantes de tapis sales en train d’être nettoyés. Mais Instagram est aussi devenu avec le temps une plateforme pour suivre l’actualité. Or, il convient de se demander si le réseau social détenu par Meta (comme Facebook et WhatsApp) souhaite réellement lui laisser cette place. Depuis quelque temps en effet, certains créateurs de contenus remarquent que des mots sont censurés de la plateforme, tels que « suicide », « viol », ou encore « attentat ». En anglais, on appelle ça un « shadow ban » ou comment une plateforme exclut délibérément un créateur de son algorithme.

Ce constat, la créatrice du compte Camille Décode - suivi par près de 45.000 personnes - l’a fait récemment en traitant le procès des attentats du 13 novembre 2015. Enseignante de profession, celle-ci utilise son compte comme « une continuité de son métier ». Son but ? Démocratiser et vulgariser le droit afin de le rendre accessible au grand public. « Que ce soit des mots juridiques, des concepts ou de l’actualité ». A ce moment-là, Camille ne s’intéresse pas trop aux histoires d’algorithme et se concentre surtout sur la fabrication de contenus clairs et accessibles. Tout se passait plutôt bien, jusqu’à une première alerte envoyée par un de ses abonnés : son compte serait introuvable. « Sauf que je publiais encore ». Outre ses storys invisibilisées, le compte disparaît également de la barre de recherche du réseau social. « Les seuls qui me trouvent - je pense - ce sont mes abonnés qui sont très actifs sur mon compte ou ceux qui ont activé les notifications. Mais un compte extérieur ne va plus me trouver ».

« Le risque, c’est que mes abonnés m’oublient »

Ce week-end encore, en partageant une publication sur la peine de prison à l’encontre du terroriste Salah Abdeslam, Camille remarque une nouvelle fois avoir disparu de la barre recherche. « Je me dis que ça ne peut pas relever du hasard ! ». En effet, pendant toute la durée du procès - qui s’est tenu de septembre 2021 à juin 2022 - Camille enregistre des vidéos et propose des comptes rendus des audiences. « Forcément c’est un procès pour attentats donc il y a beaucoup de mots susceptibles d’être problématiques comme "assassinat", "meurtre", "terrorisme" ». Pourtant, aucune notification ne lui a été envoyée par Instagram, aucune mise en demeure, ni courrier en amont. Rien. « Pour moi, la conséquence est directe : ça freine le développement de ma communauté, ça m’empêche d’avoir de nouveaux abonnés et ça impacte aussi mes abonnés actuels puisqu’ils ne voient pas mon contenu, ne me trouvent pas quand ils me cherchent… et le risque, c’est qu’ils m’oublient ! ».

Aujourd’hui, Camille est déçue mais ne se voit pas faire autrement. « Je fais du droit et de l’actualité judiciaire donc forcément je vais être amenée à utiliser des mots comme viols, meurtres ou harcèlement ». La créatrice de contenus ne se voit pas non plus censurer les mots ou utiliser un quelconque langage codé. « Si vous voulez expliquer ce que c’est le viol et ce que c’est la différence entre un viol et une autre agression sexuelle, vous êtes forcément obligé de prononcer les mots. Je ne me vois pas mettre des étoiles, des bips, parce que ça va nuire à l’objectif qui est le mien à savoir éclairer les gens et leur permettre une compréhension plus simple », raconte-t-elle.

Les créateurs punis, Instagram nie

Mais surtout, Camille regrette le manque de transparence de la part d’Instagram. « C’est aussi opaque que le reste de l’algorithme », tant sur les heures de publication à respecter que sur le nombre de stories à publier chaque jour. Il s’agit en réalité d’une grande inconnue de la plateforme et personne n’arrive réellement à comprendre quelles sont les interdictions. Sollicité par 20 Minutes, Instagram n’a pas répondu à notre demande à ce sujet. Toutefois, dans un billet de blog publié en juin 2023, le responsable du réseau social Adam Mosseri a souhaité répondre à ces « fausses idées » en justifiant que la plateforme utilisait « une variété d’algorithmes ». En cas de « shadow ban », il appelle les créateurs de contenus à questionner Instagram. « Il est dans notre intérêt en tant qu’entreprise de garantir que les créateurs puissent atteindre leur public et être découverts afin qu’ils puissent continuer à croître et à prospérer sur Instagram », poursuit-il encore.

De son côté et à sa petite échelle, Camille compte bien continuer son travail, sans astérisque, ni bip. Si elle ne peut pas faire grand-chose, la professeure 2.0 songe à davantage inciter sa communauté à interagir, à s’abonner aux notifications - ce qu’elle ne faisait pas auparavant. « Et si un jour mon compte était clôturé, alors j’irais sur une autre plateforme », regrette-t-elle.

La difficulté des premiers sujets sensibles

Un peu plus loin, sur une autre plateforme bien connue du grand public, YouTube, la question se pose également. Dans la pièce aux néons violets de Popslay - compte suivi par 120.000 abonnés - on décrypte les plus grands classiques de la musique pop, mais on parle aussi de sujets tabou auprès du jeune public. Pour la première fois, il y a trois mois, Guillaume (pour les intimes) a décidé de s’intéresser à un sujet qui lui tient à cœur : la santé mentale. Il publie alors une vidéo nommée « La très sombre vérité derrière ces tubes » qui raconte les thèmes du suicide, du viol et du meurtre à travers des icônes de la musique comme Dalida, Mylène Farmer, ou encore Eminem. Mais dans cette vidéo, tous les mots jugés tabou sont bipés.

Sur YouTube, ce choix de cacher des mots peut être fait pour plusieurs raisons. Soit pour les questions de monétisation, soit pour la visibilité. Ne pouvant pas monétiser ses contenus face aux problèmes de droit d’auteur pour les musiques et les clips protégés, Popslay rentre davantage dans la seconde catégorie. « C’était la première fois que je m’attaquais à un tel sujet donc j’y suis allé à tâtons car je savais que les restrictions étaient assez strictes, mais aussi assez floues. Je ne voulais pas être « shadow ban » par la plateforme et je voulais que ça reste disponible aux yeux de tous. Je pense que comme j’ai un public assez jeune, j’avais aussi peur de heurter les plus sensibles sur ces sujets », avoue Guillaume.

Avec du recul, le créateur de Popslay reconnaît une erreur de sa part. « Ce sont des sujets intenses, complexes, mais qui ne doivent pas être tabou. Biper ces mots c’est aussi les passer sous silence la réalité des choses. Un viol est un viol. Un suicide est un suicide », admet-il désormais. Sur ces nouvelles vidéos aux sujets tout aussi sensibles, Guillaume a décidé d’enlever les bips. Un message d’alerte suffira. « Ce sont des sujets qui peuvent être traités mais qui peuvent aussi servir d’outil pour faire de la prévention », renchérit-il. A l’inverse d’Instagram, Guillaume remarque que, sur YouTube, les vidéos les plus sensibles restent finalement autorisées, appréciées et sont même placées en tendance.