EnquêteDerrière « Counter-Strike », des casinos illégaux qui piègent les joueurs

Derrière le succès du jeu vidéo « Counter-Strike », des casinos en ligne illégaux et addictifs pour les plus jeunes

EnquêteLa sortie d’une nouvelle version du célèbre jeu vidéo va contribuer à redynamiser le marché dérivé des « skins », ces objets virtuels qui poussent les fans à dépenser beaucoup d’argent sur des sites normalement interdits en France
L'univers du jeu vidéo Counter-Strike a très vite rencontré celui des jeux illicites.
L'univers du jeu vidéo Counter-Strike a très vite rencontré celui des jeux illicites. - L.F. / 20 Minutes / Canva
Lina Fourneau et Adrien Lachet

Lina Fourneau et Adrien Lachet

L'essentiel

  • 20 Minutes a enquêté sur l’univers des casinos en ligne dérivés du mythique jeu vidéo, « Counter-Strike ».
  • Après l’arrivée des skins pour « tuner » les armes du jeu, des sites tiers sont apparus pour faciliter les échanges et sont devenus au fil du temps des véritables casinos en ligne. Mais en France, les sites de casino en ligne sont illégaux.
  • Influencés par leurs Youtubeurs préférés experts du jeu, des joueurs parfois mineurs tombent dans de l’addiction aux jeux d’argent.

«Je n’avais que 15 ans et je me retrouve comme un toxico à parier des centaines d’euros sur des sites polonais, russes, ukrainiens. » S’il n’avait pas connu le calvaire de l’addiction aux jeux d’argent, Matthias aurait fait comme des millions de passionnés du jeu vidéo Counter-Strike : attendre fébrilement le dernier opus CS2, enfin mis en ligne fin septembre après des mois de « j’y vais-j’y vais pas » de la part de Valve, l’éditeur du jeu, qui sait jouer avec les nerfs de ses fans comme personne.

Il faut saisir la portée considérable de l’événement. Né en 2000, le jeu vidéo de tir à la première personne est devenu un objet culte pour les gamers, sans jamais rien changer à un concept aussi manichéen qu’efficace : les terroristes d’un côté, les antiterroristes de l’autre, et que le meilleur gagne. Si possible avec classe, grâce à l’ajout des « skins », des armes virtuelles décoratives arrivées au moment de la sortie de CS : GO [Counter-Strike Global Offensive pour les initiés], en 2012.

Des skins comme jetons de casino

Ici, une arme violette où se dessine un gros éclair. Là, une kalach flashy rose et jaune ou un couteau tranchant taché de sang. Avec ces objets plus que réalistes utilisables dans le jeu, Valve promet de procurer à ses joueurs les « sensations illicites du trafic d’armes sur le marché noir » sans être « poignardé à mort dans des entrepôts sombres ». « Je suis directement tombé amoureux du jeu et j’ai découvert l’univers des skins, c’était fabuleux », se souvient Matthias, 21 ans.

Voici à quoi ressemble un skin sur une arme utilisée dans Counter-Strike
Voici à quoi ressemble un skin sur une arme utilisée dans Counter-Strike - 20 minutes

Alors très vite sous le nom de CSGORoll, Hellcase, Farmskins, des sites tiers apparaissent avec leur cortège de réglementations bien moins contraignantes pour faciliter l’échange de skins. Voilà pour le deal de départ. Mais au fil du temps, ces sites – devenus une nouvelle manne financière importante – se sont transformés en de véritables plateformes de casinos en ligne, illégales en France, mais faciles d’accès pour les internautes.

Le joueur peut remporter ces skins en participant à des parties dans le jeu ou en ouvrant des boîtes à butins. Alléchant et unique. Aujourd’hui compagnons incontournables de tous les jeux en ligne qui se respectent, les skins à la sauce Counter-Strike ont vite cartonné grâce à leur spécificité : ils peuvent se vendre, s’échanger, se monnayer au sein de la plateforme Steam, détenue par Valve. Miracle toujours fascinant de l’économie de marché, les biens les plus rares deviennent aussitôt les plus chers. Record actuel ? Un magnifique AK-47 StatTrak Tier 1 Case Hardened, motif Blue Gem, vendu à 400.000 dollars.

Sur l’écran, les couleurs chatoyantes et l’appât du gain hypnotisent. « J’ai toujours un surplus de dopamine et d’adrénaline quand je joue », confie Alexander, 17 ans. La règle tacite pour ces sites ? Ne jamais lasser le joueur en le poussant à remettre en jeu son pactole de skins à l’infini. Garfield – un trentenaire fan de CS : GO qui s’était interdit un temps de parier avant de craquer – se souvient par exemple d’une mise collective entre les joueurs. Tout repose sur le hasard, mais surtout sur le fait de participer le plus possible. « Il s’agit d’un pot commun dans lequel un groupe ajoute des sommes différentes. Plus tu mises, plus tu as de chances de remporter le pot. J’ai déjà vu des sommes monter à plus de 50.000 euros. »

« Cette envie d’augmenter les mises pour gagner encore plus »

A l’intérieur, ce n’est pas la fréquentation du casino d’Enghien-les-Bains, le plus couru de France, mais pas loin. Les sites de paris en ligne sont devenus extrêmement populaires chez les fans du jeu et cumulent pour certains 40.000 visites en simultané. La plupart des utilisateurs sont très jeunes, voire mineurs. « Les sommes n’étaient pas astronomiques, mais le fait de jouer avec des sommes équivalentes aux salaires d’adultes alors que j’avais quitté le collège il y a quelques mois, ça m’était inconcevable », se rappelle Matthias.

Il n’y a pourtant pas de cheat code pour expliquer le succès des sites. Lorsqu’un visiteur arrive sur un site de pari en ligne lié au jeu CS : GO, tout fonctionne comme dans un vrai casino. D’un côté, les machines à sous. De l’autre, les roulettes. Au fond, le black jack. Les visiteurs viennent avec quelques pièces et repartent avec une petite fortune (ou l’inverse). Sauf qu’ici, les jetons de casino ont été remplacés par des grosses armes de guerre tunées avec des flammes et des dragons.

Difficile d’imaginer que les sites ne calculent pas leur coup. Sur CSGO Luck, par exemple, le « top drop » affiche les meilleurs investissements de la journée. Cheeky a parié 2,59 $ sur une caisse pour remporter 189,25 $, quand Pakk a misé 2,99 $ sur un autre butin pour en obtenir 143,11 $. Face à ces sommes mirobolantes pour le peu investi, difficile de ne pas s’emballer. « J’ai tout de suite accroché, je jouais des petites sommes au début et ensuite j’ai gagné énormément d’argent environ 15.000 €. C’est là où j’ai commencé à craquer, de jouer de plus en plus, avec toujours cette envie d’augmenter les mises pour gagner encore plus », nous raconte Axel, 26 ans, tombé dans la marmite six ans plus tôt. Alors qu’il avoue avoir commencé à jouer à l’âge de 11 ans, Alexander fait désormais les comptes. De 2020 à 2023, il estime avoir perdu plus de 15.000 € lui aussi, dont 7.000 volés à ses parents.

Le site Hellcase, qui permettait au départ de monnayer ses skins, s'est transformé en casino en ligne.
Le site Hellcase, qui permettait au départ de monnayer ses skins, s'est transformé en casino en ligne.  - 20 minutes

Une addiction précoce aux jeux d’argent

Pour lui comme pour de nombreux autres utilisateurs, le cercle vicieux du pari en ligne s’explique aussi par l’absence de contrôle sur l’âge des visiteurs. A l’inscription, il est en effet très simple de passer outre l’interdiction pour les mineurs d’accéder aux sites. Seule la case « je confirme avoir plus de 18 ans » sert de barrage… et s’avère plutôt fragile. De nombreux utilisateurs tombent donc très jeunes dans l’engrenage des jeux d’argent. « J’ai énormément joué il y a quelques années lorsque j’avais 14-15 ans », avoue Julien, désormais âgé de 22 ans, qui considère avoir développé une addiction. « Heureusement pour moi, je n’avais pas accès à un compte en banque, ce qui me limitait énormément. »

Ça ne l’empêche pas de trouver des ruses pour financer ses skins, notamment les payer par PaySafeCard, des cartes prépayées disponibles dans n’importe quel bar-tabac. « Je considère que pour un jeune adolescent, j’ai beaucoup perdu. 300 à 400 € de ma poche sur deux ans », regrette-t-il désormais.

Julien a réussi à décrocher. Mais d’autres ont plus de mal, malgré les conséquences sur leur santé mentale. « Le stress de parier et les pertes affectaient mon quotidien », regrette Matthias. Même chose du côté d’Axel qui, devenu accro aux machines à sous de CS : GO, tente de sortir de la spirale comme il peut, piégé par le marketing agressif des casinos en ligne. « Ces sites en général profitent des faiblesses des joueurs. Après un temps sans avoir joué, ils vous envoient des mails, des SMS. Puis, ils offrent des « spins » gratuits, vous ajoute 20 € sur votre compte. C’est un cercle vicieux et c’est malheureusement très compliqué d’en sortir. »

Du haut de ses 21 ans, Tom, qui a découvert les sites très jeune, à 15 ans, abonde : « Ils incitent tous à dépenser de l’argent régulièrement afin d’obtenir un bonus quotidien, qui force à revenir sur le site tous les jours pour obtenir une petite récompense. »

Un blocage plus rapide, mais un phénomène méconnu

Ces sites sont pourtant interdits en France. Seuls certains opérateurs en ligne sont agréés par l’Autorité nationale des jeux (ANJ). Ce sont par exemple le cas des célèbres Winamax ou Betclic. « Tous les sites de casino en ligne sont illégaux. La licence internationale de casino en ligne n’a aucune valeur légale reconnue », confirme l’ANJ. Mais certains sites ont appris à contourner les règles et tentent de revêtir un aspect légal « afin de faire croire au joueur qu’il peut jouer en toute sécurité ». Les sites de casinos en ligne liés à CS : GO en sont le parfait exemple. Le terme « pari en ligne » n’est jamais employé et les sites se considèrent davantage comme des plateformes d’échange.

Dans leur bureau d’Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), les salariés de l’ANJ tentent donc de détecter ce qu’ils considèrent comme une offre de jeu d’argent en ligne et de bloquer les sites en question s’ils sont considérés comme illégaux. Si l’ANJ bute pour l’instant sur les casinos en ligne faute de connaissance de la scène CS : GO, elle compte sur les utilisateurs pour lui signaler les sites frauduleux et les mettre hors d’état de nuire.

D’autant plus que sa force de frappe est plus importante désormais. Avant, la procédure judiciaire pour désactiver les sites prenait trop de temps – de six à neuf mois pour suspendre un seul site. Depuis le 2 mars 2022, la loi pour « Démocratiser le sport » a introduit le blocage administratif. Désormais, les agents se font passer pour des joueurs lambda afin de constater ou non un caractère illicite, régi par le triptyque suivant : l’espoir de gain, le sacrifice financier et le hasard. Le blocage ne prend alors que quelques jours. « En un an et demi, on a quasiment accompli ce qu’on faisait avant en dix ans », compare Gaëlle Palermo-Chevillard, coordinatrice du département Lutte contre l’offre illégale à l’ANJ.

Pour la spécialiste des contenus illicites, les jeux d’argent sont particulièrement gourmands quand il s’agit de plaire aux plus jeunes. « Le jeu d’argent non autorisé, c’est une industrie en plein renouveau et c’est perpétuel. Les sites illégaux n’hésitent pas à faire appel à ce qui parle aux jeunes, voire aux mineurs, comme par exemple le manga ou le gaming. Cette volonté marketing de la part des opérateurs illicites s’avère particulièrement dangereuse en termes sanitaire et social. »

La relation trouble entre éditeurs et casinos

L’éditeur de Counter-Strike est-il directement impliqué dans cette industrie ? En 2016, Valve a été poursuivi après la plainte aux Etats-Unis de Michael John McLeod, un amateur du jeu. Avec trois autres sites, CSGO Diamonds, CSGOLounge et OPSkins, l’éditeur a été accusé d’avoir favorisé « un marché de jeu en ligne illégal » avant de ressortir blanchi d’un procès qui a duré plusieurs années. Sur certains sites – comme Hellcase – on lit la mention suivante en bas de page : « Aucune affiliation avec Valve Corp. » L’entreprise, qui reste très mystérieuse quant à la relation qu’elle entretient avec cet écosystème, n’a pas souhaité répondre à nos questions.

En 2016, Valve avait demandé la suppression d’une première fournée de sites, mais beaucoup continuent d’exister hors des radars. La plupart sont domiciliés dans des territoires très laxistes sur les réglementations, comme les îles de Chypre, Malte ou du Curaçao. Sur la quinzaine de plateformes de casino en ligne contactée par 20 Minutes, aucune n’a répondu à nos sollicitations malgré nos questions précises, notamment sur la protection de ses utilisateurs ou sur la légalité de leur licence.

Un match entre les équipes Avengar et Renegades lors d'un évènement CS:GO à Berlin, en 2019.
Un match entre les équipes Avengar et Renegades lors d'un évènement CS:GO à Berlin, en 2019.  - Tobias SCHWARZ

L’investissement important de la scène CSGO

Au-delà des skins, c’est tout l’édifice CS : GO qui repose sur l’argent des casinos en ligne. Ces derniers financent à la fois les influenceurs, mais aussi les tournois. Lors du Major de Paris, en mai dernier, l’équipe G2 – une des plus compétitives – était sponsorisée par le site CSGORoll, qui avait même installé des machines à sous au cœur de l’Accor Arena. « Ce sont ces sites-là qui mettent l’argent et qui aident la scène à bien se développer », avoue le streameur Gauthierlele, de son côté sponsorisé par le site Farmskins. Mais cette omniprésence ne plaît pas à tout le monde. Lors de ce même événement, un habitué du jeu avait collé sa main sur la machine à sous pour protester contre CSGORoll décrit comme un « site frauduleux », raconte le site Dexerto. Le militant a très vite été encerclé par la sécurité avant d’être gentiment raccompagné à la sortie. Ce dernier n'était pourtant pas un simple militant et avait des liens avec un site concurrent.

Les premières fissures dans l’édifice CS : GO seront peut-être causées par la politique plus restrictive des plateformes. Twitch, qui a longtemps fermé les yeux sur le sponsoring tout sauf discret des streameurs par des casinos en ligne, a décidé de sévir au 1er octobre.

Désormais les streameurs n’ont plus le droit de promouvoir ou d’être sponsorisés par les sites de paris en ligne. Un sacré coup de bambou à prévoir pour leur porte-monnaie ? Les streameurs les plus suivis sur la scène française sont tous sont adossés à un site de casino en ligne. Or, ces influenceurs servent avant tout d’appâts pour les jeunes joueurs, à coups de codes promos ou de bonus offerts chez leurs partenaires. On est loin du délire innocent d’origine : dégoter un autocollant sexy à coller sur sa dernière arme de poing pour impressionner la concurrence dans Counter-Strike.

La suite de l’enquête à lire vendredi matin

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