l’envers du décorUne Marocaine, esclave moderne dans les vignes bordelaises, témoigne

Gironde : « Je travaillais dans les vignes toute la journée et je faisais le ménage », témoigne une victime d’esclavage

l’envers du décorUne trentenaire d’origine marocaine a déposé plainte après six mois passés à travailler dans les vignes, avec au bout un seul mois de salaire. Elle était logée dans un Algeco insalubre contre un loyer
Des logements de fortune ont été installés sur le site de la cave coopérative pour héberger les travailleurs saisonniers.
Des logements de fortune ont été installés sur le site de la cave coopérative pour héberger les travailleurs saisonniers. - Christophe Delgado / Christophe Delgado
Elsa Provenzano

Elsa Provenzano

L'essentiel

  • 20 Minutes s’intéresse au phénomène d'« esclavage moderne » dans le milieu viticole girondin, alors que les procédures judiciaires pour ces faits sont en augmentation ces dernières années.
  • Une Marocaine de 33 ans témoigne auprès de 20 Minutes de son travail non rémunéré dans les vignes girondines, entre septembre 2022 et février 2023. Elle était logée dans un baraquement de fortune en Dordogne, contre un loyer de 150 euros par mois.
  • Elle a porté plainte avec huit autres victimes et une procédure judiciaire pour traite des êtres humains a été ouverte auprès du parquet de Bergerac. Elle est accompagnée par l’association Ruelle qui l’informe de ses droits et l’aide à se reconstruire.

Elle en veut à ce patron d’une entreprise viticole qui lui a fait miroiter un salaire mensuel de 1.650 euros et l’espoir d’une vie meilleure. En septembre 2022, une Marocaine de 33 ans est venue en France pour travailler dans les vignes, suivant les conseils de son cousin qui lui a présenté un recruteur. Elle s’est retrouvée victime de pratiques de traite d’êtres humains. « Je voulais vivre mieux », explique simplement à 20 Minutes la jeune femme, qui souhaite garder l’anonymat.

Logée dans un baraquement pour 150 euros par mois

Loin de chez elle, elle se retrouve à payer 150 euros par mois pour avoir le droit d’occuper un bâtiment de fortune, sur le site de la cave coopérative à Lamothe-Montravel, une commune de Dordogne limitrophe de la Gironde. Huit autres hommes, recrutés également comme travailleurs saisonniers, sont logés dans un autre baraquement. Ils partagent des douches et sanitaires en piteux état.

« En plus du travail dans les vignes toute la journée dans le Libournais, le Saint-Emilionnais et à Monbazillac, je faisais le ménage dans la maison », raconte la trentenaire. Et sur six mois de travail, un seul salaire lui est versé d’un montant de 1.500 euros. Au bout d’un mois, elle se rend déjà bien compte que quelque chose cloche, mais elle ne sait pas vers qui se tourner et le patron promet de la rémunérer bientôt. C’est finalement en février 2023, appuyée par un collectif de particuliers informé des faits, qu’elle cesse de travailler pour rien.

Accompagnée par l’association de lutte contre les formes graves d’exploitation « Ruelle », elle a porté plainte et une procédure pour les neuf victimes de cette affaire a été ouverte pour traite d’êtres humains, auprès du parquet de Bergerac. Elle confie aujourd’hui avoir eu peur de ce patron, avoir été « très énervée » mais se sent mieux. Elle travaille et suit des cours intensifs de français, s’accrochant à l’espoir d’une « belle vie ».

Ruelle, une association qui défend les victimes

L’employeur poursuivi pour traite a expliqué à la trentenaire qu’elle devait s’estimer « chanceuse » parce qu’elle n’avait pas versé de droit de passage pour venir travailler en France. C’est en effet assez courant que des « prestataires agricoles véreux vendent des contrats agricoles à des travailleurs migrants d’origine marocaine, pour 12.000 à 15.000 euros, et les remercient rapidement après », explique Bénédicte Lavaud-Legendre, juriste, chercheure au CNRS et présidente de Ruelle.

On promet trois ans de travail à temps plein à ces travailleurs mais en fait, dans le cadre du permis de séjour saisonnier ils ne peuvent rester plus de six mois sur le territoire français, sans des allers-retours avec leur pays d’origine. « A raison de 10 à 15 personnes une à deux fois par an, même si des intermédiaires doivent aussi être rémunérés au Maroc, on voit que ce sont des pratiques extrêmement lucratives », souligne la présidente de Ruelle.

L’association accompagne les victimes, de façon intense les trois premiers mois mais aussi sur le long terme. « Les exploitants sont des personnes qui savent apparaître auprès de leurs victimes comme très protectrices », précise Bénédicte Lavaud-Legendre et il faut rassurer la victime sur les conditions de sa prise en charge par les autorités pour qu’elle accepte d’être aidée. Comme les victimes de violences conjugales, les victimes de traite sont parfois dans le déni d’être elles-mêmes victimes. « L’association les accompagne pour comprendre ce qui les a rendues vulnérables, pour les rendre moins isolées et moins dépendantes, ajoute la présidente. Selon les cas, on accompagne le retour au pays ou les démarches de demande de régularisation, mais on les aide également à créer des attaches dans le pays de destination afin d’éviter qu’elles ne retombent dans d’autres formes d’exploitation. »

Beaucoup de victimes marocaines et roumaines

Si des ressortissants de différents pays sont concernés par ces pratiques, les procédures judiciaires récentes font ressortir principalement des victimes marocaines et roumaines, pour le travail non rémunéré dans les vignes. « Les Marocains ont un désir migratoire très fort, ils vendent souvent des terres pour partir et leur famille fait des sacrifices, détaille Bénédicte Lavaud-Legendre. Ce sont de jeunes hommes qui partent sans attaches familiales, sans enfant et qui peuvent avoir un métier dans leur pays d’origine, mais ils préfèrent le quitter pour aspirer à une vie meilleure en Europe. Les Roumains sont eux bien souvent des personnes en errance qui n’ont pas de domicile en Roumanie. »

Comme le constate l’ONG Médecins du monde avec son programme qui vient d’être lancé dans le Médoc, il est particulièrement difficile de rentrer en contact avec les travailleurs roumains. « Ils sont très chaperonnés, pointe Jean-Luc Taris, chargé de mission sur les travailleurs saisonniers auprès de Médecins du Monde. Quand on s’approche, on leur demande rapidement de remonter dans le bus. »

Il est très difficile d’avoir une idée de l’ampleur réelle de la traite dans le milieu viticole girondin car seules sont connues les affaires qui débouchent sur une procédure judiciaire. C’est la partie émergée de l’iceberg même si, en s’appuyant sur ses recherches au CNRS, Bénédicte Lavaud-Legendre estime que le phénomène « est davantage visible depuis 2018. » Les parquets retiennent de plus en plus souvent la qualification de « traite », ce qui fait que les travailleurs sont plus enclins à dénoncer les faits dont ils sont victimes. De plus nombreuses affaires pourraient alors arriver jusqu’aux tribunaux.