Procès Dupond-Moretti : Qu’a fait le ministre de la Justice pour se retrouver devant la justice ?
TRIBUNAL•Le garde des Sceaux est soupçonné de s’être servi de ses fonctions de ministre pour régler ses comptes avec des magistrats avec lesquels il avait eu des différends lorsqu’il était encore avocat
Caroline Politi
L'essentiel
- Le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, comparaît à partir de lundi devant la Cour de justice de la République pour « prises illégales d’intérêt ».
- C’est la première fois qu’un ministre en exercice est jugé devant cette instance. Il encourt cinq ans de prison et 500.000 euros d’amende.
- S’il y a en réalité deux dossiers distincts dans cette affaire, dans un cas comme dans l’autre, le ministre est soupçonné d’avoir cherché à régler ses comptes avec des magistrats avec lesquels il avait eu des différends lorsqu’il était avocat.
C’est un comble pour un ministre de la Justice. A partir de ce lundi et pour dix jours, Eric Dupond-Moretti comparaît devant la Cour de justice de la République pour « prises illégales d’intérêt ». La situation est inédite : c’est la première fois qu’un ministre en exercice – qui plus est un garde des Sceaux – est jugé devant cette instance. Il est soupçonné de s’être servi de ses fonctions pour régler ses comptes avec des magistrats avec lesquels il avait eu des différends lorsqu’il était encore avocat. Tous ses recours pour faire annuler la procédure étant restés vains, il reste désormais à l’ancien ténor – qui risque jusqu’à cinq ans de prison et 500.000 euros d’amende – sa meilleure arme : son bagout devant une cour.
En réalité, « l’affaire » Eric Dupond-Moretti en contient deux. La première concerne le juge Edouard Levrault. S’il est actuellement président d’une chambre correctionnelle à Nice, il fut, de 2016 à 2019, détaché à Monaco en tant que juge d’instruction. D’ordinaire, ces missions de trois ans sont renouvelées, mais cette fois-ci, le directeur des services judiciaires de Monaco insiste pour que la France rapatrie ce magistrat aux états de service pourtant impeccables. Il lui reproche de vouloir « enquêter à l’intérieur du palais » et de « laisser planer des soupçons sur toutes sortes de personnes ». En clair : d’être un peu trop curieux. L’affaire remonte jusqu’à Emmanuel Macron, qui finit par accepter son non-renouvellement à condition que le directeur des services judiciaires de Monaco démissionne. Un accord donnant-donnant, en somme.
Une enquête administrative qui interroge
Si ce dossier a occupé les services diplomatiques de la France et du Rocher, il était resté relativement confidentiel. Mais le 10 juin 2020, l’émission Pièces à conviction de France 3 sort le reportage Scandale à Monaco. Le juge Levrault y est interrogé et laisse entendre que son non-renouvellement est lié à une enquête visant un homme d’affaires russe – le président de l’AS Monaco – et le directeur de la PJ locale, un certain Christophe Haget. Or, l’avocat de ce dernier n’est autre qu’Eric Dupond-Moretti. Ce dernier conseille également, dans une moindre mesure, le Russe mis en cause. Furieux contre le magistrat, Eric Dupond-Moretti annonce une plainte et la saisine du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Il est alors avocat et donc pleinement dans son rôle.
Tout se corse le 6 juillet lorsque, à la faveur d’un remaniement – et à la surprise générale –, Acquittator, comme on le surnomme, devient ministre. L’affaire est toujours en cours. Et c’est là tout le cœur du dossier : le 31 juillet, au nom du ministre, la directrice de cabinet d’Eric Dupond-Moretti saisit l’inspection générale de la justice. Ce dernier a toujours nié le moindre conflit d’intérêts, insistant sur le fait qu’il n’était plus l’avocat du policier, ses dossiers ayant été repris par son ancien associé.
Conscient néanmoins de ce risque de collusion, Jean Castex, alors Premier ministre, prend, le 23 octobre puis le 17 décembre, deux décrets pour que le garde des Sceaux se « déporte » de toutes les décisions liées de près ou de loin à son ancienne activité. En clair : ces dossiers seront directement traités par Matignon. Les investigations ont cependant montré qu’ Eric Dupond-Moretti semble avoir suivi de près cette affaire. Le jour même du premier décret de déport, il a ainsi déjeuné avec la procureure générale de Nîmes saisie de la plainte contre le juge Levrault, qui lui a envoyé une copie de son rapport. Après deux ans de procédure, le CSM a estimé qu’Eric Levrault n’avait commis aucun manquement.
Les fadettes d’Eric Dupond-Moretti
L’autre dossier est autrement plus médiatique et concerne trois magistrats du parquet national financier (PNF). Ces derniers étaient mobilisés sur une enquête visant à déterminer si Nicolas Sarkozy et son avocat Me Thierry Herzog savaient qu’ils étaient placés sur écoute dans le cadre de l’enquête sur le financement libyen de la campagne présidentielle. Et si c’était le cas, qui avait pu les en informer. Pour identifier l’éventuelle « taupe », les magistrats ont exploité les relevés téléphoniques de plusieurs de leurs contacts. Parmi eux : Eric Dupond-Moretti. L’affaire avait finalement été classée sans que l’éventuel informateur ait été identifié mais avait défrayé la chronique. Le ténor n’avait pas caché sa colère, parlant de « méthodes de barbouze » et d’une « clique de juges qui s’autorisent tout », en apprenant que ses fadettes avaient été épluchées.
Le 30 juin 2020, il porte plainte contre X. Mais une semaine plus tard, il est nommé ministre et retire celle-ci, « conformément aux engagements qu’il a pris en sa qualité de Garde des Sceaux ». Entre-temps, devant l’émoi provoqué par cette affaire, sa prédécesseur, Nicole Belloubet, a lancé une enquête de l’inspection générale de la justice dont les conclusions arrivent, en septembre, sur le bureau de son successeur, Eric Dupond-Moretti. Le rapport met en lumière une série de dysfonctionnements au sein du parquet national financier, mais rien d’illégal. Pourtant, trois jours plus tard, le ministère ordonne une enquête administrative visant directement ces trois magistrats. Plus surprenant, les noms des personnes visées sont dévoilés dans un communiqué diffusé le jour même. Une première. Finalement, six mois plus tard, les rapports concluent à l’absence de toute faute. Pourtant, deux des trois magistrats ont été renvoyés, à la demande du Premier ministre, en audience disciplinaire, qui a finalement décidé de ne sanctionner personne.
Les magistrats entendus comme témoins
Dès le lendemain de la nomination d’Eric Dupond-Moretti place Vendôme, le syndicat de la magistrature avait mis en garde contre le risque de conflits d’intérêts. La Haute autorité pour la transparence de la vie publique a également rapidement confié ses craintes. Lui a insisté sur le fait qu’il avait retiré sa plainte et que la procédure avait été initiée avant son arrivée. Il estime être victime d’une vendetta des magistrats, qui n’ont pas supporté sa nomination en tant que ministre de la Justice. Contactée, son avocate n’a pas répondu à nos sollicitations.
Si à la Cour de justice de la République, il n’y a pas de parties civiles, l’avocat de trois des quatre magistrats cités plus haut, Me François Saint-Pierre, a demandé que ces derniers soient entendus comme témoins. « Ils veulent être auditionnés pour donner leur version de l’histoire, raconter comment cette procédure a eu un impact sur leur vie », insiste-t-il. Qu’attendent-ils de cette juridiction, souvent critiquée pour sa clémence envers les prévenus ? « Ils espèrent que cela ne sera pas symbolique, que cette juridiction sera à la hauteur », poursuit leur avocat. Elisabeth Borne a d’ores et déjà précisé qu’Eric Dupond-Moretti quitterait le gouvernement s’il est condamné. Reste une inconnue : que se passera-t-il s’il se pourvoit en cassation (on ne peut pas faire appel devant la Cour de justice de la République) ? Car alors, sa peine serait suspendue.
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