ventouseLe télétravailleur-ventouse, nouvel ennemi des cafés et restaurants ?

Le télétravailleur qui squatte, nouvel ennemi des cafés et restaurants ?

ventouseLe salarié en télétravail, fixé à sa table comme une moule à son rocher sans consommer, est devenu la hantise d’une bonne partie des cafés-restaurants
Ca vous dit de payer des cafés et de parler à des gens au lieu d'être sur vos ordinateurs en télétravail ?
Ca vous dit de payer des cafés et de parler à des gens au lieu d'être sur vos ordinateurs en télétravail ? - Canva / Canva
Jean-Loup Delmas

Jean-Loup Delmas

L'essentiel

  • Le télétravailleur, avec son rythme d’un café toutes les 4 heures et son silence de mort, est devenu l’ennemi numéro 1 des cafés-restaurants.
  • Face à cette invasion de MacBook et leurs concurrents gris métallisé, de plus en plus d’établissements interdisent l’usage des ordinateurs en leur sein. Une décision radicale mais assumée, voire marketing.
  • A l’inverse, lors des heures creuses du matin et de l’après-midi, le télétravailleur serait-il en réalité une bénédiction cachée ?

Lui, c’est Christophe. Christophe est un bon mari, un excellent collègue, et il aide chaque soir son fils à faire ses devoirs. Mais Christophe a un énorme défaut. Il s’assoit dans un café pendant quatre heures pour télétravailler avec un seul expresso commandé, silencieux à taper sur son ordinateur toute la matinée. Tout juste détourne-t-il les yeux de son écran quelques secondes, le temps de lancer un regard noir à un couple qui parle trop fort selon lui ou à un groupe d’amis ayant eu l’audace de rire. Eh oui mais Christophe, nous sommes dans un café, et il n’est pas choquant de voir des gens y discuter – à la base, c’était même fait pour ça.

On serait bien tenté de vous supplier « Ne soyez pas comme Christophe », mais peut-être que le bougre vit simplement avec son temps. Le café façon Central Perk dans Friends, où on s’accoude au comptoir ou sur le canapé pour rigoler autour de la rupture des uns ou des bonheurs des autres, semble à l’image de la série. Un peu daté. Depuis la crise du Covid-19 et l’explosion du télétravail – qui concernait 4 % des salariés en 2019, contre 30 % aujourd’hui –, les gens comme Christophe, leur ordinateur, leur mono-consommation en trois heures et leur silence de plomb sont de plus en plus nombreux dans les cafés et restaurants, aux dépens des Chandler, Joey et Monica.

« On ne voulait pas d’un lieu fantôme et aseptisé »

Trop nombreux au goût de Jean-Baptiste, cogérant de Café Dose Paris, qui a décidé de purement interdire les ordinateurs dans ses établissements. Un poil radical ? Avant de bannir définitivement le MacBook de Christophe, des solutions intermédiaires ont été tentées – restreindre le Wifi, faire un espace réservé au télétravail, ne le permettre qu’à certaines heures – sans trouver satisfaction. « Cela a créé une zone de flou et de conflictualisation. Nous sommes un café, notre but est d’être commerçant, on ne peut pas accueillir les bras tendus quelqu’un avec son ordinateur à 11 heures puis lui interdire l’accès à 18 heures. Il a fallu instaurer une ligne claire et compréhensible, et le plus simple fut d’interdire tout le temps, dans tous les espaces ». Au point que la règle a même été un temps affichée sur les murs dehors.

La doctrine « a fait beaucoup de déçus », reconnaît-il. Mais en cette matinée de novembre, il lui suffit de jeter un œil à sa salle côté Batignolles pour ne pas avoir de regret. Ici, ça papote, ça ingurgite des litrons de café, ça sent bon le brunch, la tartine, et vas-y que ça résonne d’éclat de rire ou que ça murmure des confessions. Bref, la vie. « On ne voulait pas d’un lieu fantôme et aseptisé où personne ne se parle et où on entend juste les clics des souris. Le but d’un café, c’est d’offrir aux gens leur meilleur moment de la journée, et c’était une mission impossible en côtoyant des gens silencieux sur leur ordi. »

« On ne va pas dans un café pour s’excuser de parler »

Un choix similaire a été pris au Kabane : exit les ordinateurs avec, là encore, une tentative d’entre-deux impossible. « Ca ne satisfaisait personne, et on s’est pris pas mal de mauvais commentaires à ce moment-là », souligne Pierre-Jacques, le gérant. La décision fut définitivement actée peu de temps après le déconfinement, après qu’un groupe de télétravailleurs aient fait fuir cinq tablées autour. « Les clients me disaient qu’ils avaient peur de gêner. Mais on ne va pas dans un café pour s’excuser de parler ! », s’étrangle le gérant.

Il défend un choix uniquement pris pour sauver l’ambiance, indépendamment des recettes : « Il y a des gens qui parlent et ne consomment qu’un café dans l’après-midi. Ca ne me gêne pas. Mais le stress est communicatif, et personne n’a envie de se détendre devant quelqu’un qui bosse. Et puis naturellement, on va baisser la voix, être gênée d’avoir emmené des enfants… »

Au Kabane, la consigne est claire : pas d'ordinateur.
Au Kabane, la consigne est claire : pas d'ordinateur.  - Kabane

Même politique chez Buddy Buddy, autre institution de la caféine parisienne. « Nous ne disposons que de 7 tables à l’intérieur et nous souhaitons proposer notre expérience à tous les clients », indique l’établissement, qui défend un choix devenu consensuel. « A Paris, les clients sont de plus en plus habitués au fait que la plupart des cafés indépendants interdisent les ordinateurs. » Camille, télétravailleuse de son état, l’a aussi remarqué : « On est très mal accueilli dès qu’on dégaine un ordinateur. Avant, j’allais au café du coin, mais à force d’avoir des mauvais regards ou des injonctions à consommer, je préfère rester chez moi. » A regret : « Au boulot, l’ambiance est naze et toxique, et il y a toujours des travaux dans mon immeuble. Le café, c’était l’idéal, mais même là on nous chasse. »

Encore un toit pour les télétravailleurs, mais sous conditions

Alors, Christophe et les Friends, une cohabitation vraiment impossible ? Non, veut croire Romain, gérant de La Compagnie du café dans le 9e, prêt à offrir un toit, du wifi et un Latté à ce pauvre Christophe (on a fini par le trouver attachant, le pauvre). Preuve en est, après avoir fait le tour des cafés de la capitale, on a enfin trouvé ici des ordinateurs et des télétravailleurs tout sérieux. « On a toujours eu des clients qui viennent pour travailler, et il n’y a aucun souci du moment qu’ils jouent le jeu », sourit Romain.

Comprendre : pas d’ordinateur à midi et le week-end, une consommation plus importante qu’un café en une journée, une seule table pour deux personnes. Pour le reste, il assure que ça se passe bien. « C’est toute la difficulté d’un café : concilier hospitalité et règles. Mais on fait surtout appel au bon sens des gens ».

Le télétravailleur, tueur d’ambiance ou sauveur de l’après-midi ?

Les rappels à l’ordre sont extrêmement rares, souligne Romain. « Les gens viennent télétravailler ici justement pour avoir l’ambiance d’un café, ils cherchent à préserver cette ambiance », souligne-t-il. La récente faillite de WeWork, entreprise spécialiste du coworking, démontre selon lui sa théorie : « Si les gens ne travaillent ni chez eux ni dans l’open space, ce n’est pas pour télétravailler dans un endroit qui ressemble à un bureau. » Julie, télétravailleuse régulière, défend son engence : « On est des clients comme les autres, on va consommer autant que n’importe qui et il n’y a pas besoin de parler fort ou de rires aux éclats pour boire dans un café. »

Romain voit même de sacrés ambianceurs chez ces homo numericus : « L’après-midi, sans eux, le café est vide. Mon but est d’avoir un espace de vie, pas d’être juste un café entre 8 et 10 heures et à midi. Ils occupent les heures creuses. »

Un choix que défend Bernard Boutboul, président de Gira, cabinet spécialiste de la restauration : « Il n’y a personne entre 14 heures et 17 heures dans les cafés, et le modèle est en train de s’effondrer. Au lieu de chasser les télétravailleurs, les établissements devraient les accueillir comme un salut économique ». On a fini notre tasse à Café Dose Paris, et même Jean-Baptiste nous confesse : « Bien sûr que certaines après-midi particulièrement vides, on se demande si on a fait le bon choix. » Un nouvel éclat de rire dans son café l’interrompt. Allez si, c’était le bon choix.

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