RetoursComment les graciés du champ de bataille reviennent « hanter » la Russie

Guerre en Ukraine : Comment les graciés du champ de bataille reviennent « hanter » la Russie

RetoursSergueï Khadjikourbanov, gracié par Vladimir Poutine, est l’emblème des recrutements massifs et aveugles conduits dans les prisons russes
Un homme sert dans l'armée russe, au sein d'un bataillon d'obusiers et de lance-roquettes à Kherson, le 9 novembre 2023.
Un homme sert dans l'armée russe, au sein d'un bataillon d'obusiers et de lance-roquettes à Kherson, le 9 novembre 2023.  - Alexander Polegenko/TASS/Sipa US / SIPA
Diane Regny

Diane Regny

L'essentiel

  • Mardi, l’avocat de Sergueï Khadjikourbanov, complice de l’assassinat de la journaliste Anna Politkovskaïa en 2006, a annoncé que ce dernier avait été gracié par Vladimir Poutine.
  • L’armée russe a repris le flambeau des recrutements dans les prisons du pays, afin d’envoyer un maximum de volontaires sur le terrain, en Ukraine. Le principe est simple : s’ils survivent six mois sur le front, ils peuvent revenir au pays en hommes libres.
  • Sergueï Khadjikourbanov est un symbole de ce modèle, qui a permis aux forces Russes de faire leur marché aveuglément dans les pénitenciers du pays.

Sergueï Khadjikourbanov devait être libéré en 2030. L’ancien policier russe est pourtant déjà libre. Condamné par la justice russe à vingt ans de prison pour sa complicité dans l’assassinat de la journaliste Anna Politkovskaïa, qui a choqué le monde en 2006, il a bénéficié d’une grâce présidentielle, signée par Vladimir Poutine. Car, comme des dizaines d’auteurs de crimes graves avant lui, Sergueï Khadjikourbanov a signé un accord avec le Kremlin.

Moscou, à la peine en Ukraine, a en effet proposé un arrangement à sa population carcérale : en échange de leurs services au front pendant six mois, ils peuvent bénéficier d’une grâce à leur retour. S’ils reviennent. Le principe, instauré par le groupe paramilitaire Wagner et repris depuis par l’armée russe, a permis au Kremlin d’étoffer ses troupes en Ukraine. Mais vingt longs mois après le début de l’offensive, une kyrielle de ces criminels rentrent au pays. Au désespoir des proches de leurs victimes mais aussi, dans certains cas, à la stupeur générale.

Une affaire « fondamentalement politique » et « symbolique »

Car la mort d’Anna Politkovskaïa a marqué les esprits. « C’était une journaliste remarquable, une femme exceptionnelle, très courageuse, qui a enquêté sur les crimes de l’armée russe en Tchétchénie », rappelle Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l’Iris (Institut de relations internationales et stratégiques). L’ancien ambassadeur à Moscou entre 2009 et 2013 se souvient que son assassinat avait « eu beaucoup d’échos à l’époque, même si cela avait fait plus de bruit sur la scène internationale ». « C’est très symbolique. Le fait qu’un complice de l’assassinat d’Anna Politkovskaïa ait été gracié, ça met beaucoup de monde mal à l’aise », note Galia Ackerman, directrice de la rédaction du média en ligne Desk Russie.

La dimension politique de l’assassinat de cette journaliste indépendante, déjà empoisonnée en 2004 alors qu’elle se rendait aux négociations lors de la prise d’otages du théâtre Doubrovka, a participé à son retentissement international. « Elle était détestée par le commanditaire probable du crime, Ramzan Kadyrov, et n’était pas non plus en odeur de sainteté au Kremlin, rappelle Jean de Gliniasty qui glisse : je suis convaincu que le pouvoir ne souhaitera pas réanimer l’affaire Politkovskaïa. » « C’est une affaire fondamentalement politique et qui touche, en plus, un élément sensible pour le pouvoir : sa volonté absolue de ne pas gêner Kadyrov, qui dirige la Tchétchénie », analyse-t-il.

L’emblème d’un système global

Toutefois, en Russie, la grâce de Sergueï Khadjikourbanov risque de passer relativement inaperçue. « En France, les livres d’Anna Politkovskaïa ont été publiés de son vivant tandis qu’en Russie, elle n’est parvenue à en publier qu’un seul. Elle n’avait pas accès à la télévision et n’avait pas le droit de publier dans d’autres médias que le sien, "Novaïa Gazeta". Et la propagande Poutinienne a tout fait pour que son nom disparaisse des radars depuis », analyse Galia Ackerman. Au fil des ans, le Kremlin a accentué son contrôle sur les médias. « Aujourd’hui, la presse est entièrement bouclée, on ne peut même pas parler de la guerre. Ce n’est pas comparable à la situation en 2006 », souligne Jean de Gliniasty.

Difficile d’imaginer, donc, que cette grâce fasse la une des journaux télévisés russes quand le pouvoir a plutôt intérêt à rester discret. Et si la libération de Sergueï Khadjikourbanov fait office d’emblème de ce système de recrutement au cœur des prisons, pour les Russes, elle a plutôt la dimension d’un retour parmi tant d’autres. « Même si ça me touche personnellement beaucoup en tant qu’amie d’Anna, ce n’est pas extraordinaire en soi. Il y a eu des centaines et des centaines de personnes qui ont commis des crimes graves avant d’être envoyées au front et sont depuis graciées », note Galia Ackerman.

Des revenants qui suscitent l’inquiétude

Vendredi dernier, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a rappelé que « les personnes condamnées, y compris pour des crimes graves, expient leur crime par le sang sur le champ de bataille ». « Cette notion de rachat par une action patriotique, héritée de l’orthodoxie, est assez prégnante dans la mentalité russe. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Moscou a aussi proposé à de nombreux prisonniers du goulag de former des bataillons afin de se racheter et de s’exonérer des peines qui leur étaient imposées », rappelle Jean de Gliniasty. Moscou exclut toutefois d’emblée les prisonniers politiques de cet accord. Mais le tri semble s’arrêter là. « L’opinion publique aurait pu accepter cette idée de rachat mais quand il s’agit de crimes épouvantables, c’est évidemment moins acceptable. Ils ont pris n’importe qui », fustige le directeur de recherche.

A l’instar des revenants de Syrie en France, ces retours suscitent évidemment l’inquiétude de la population russe. Vu de France, la grâce de Sergueï Khadjikourbanov est particulièrement représentative de ce système de recrutement. Mais en Russie, l’opinion publique a surtout été marquée par l’affaire de Kemerovo, en Sibérie. Une jeune femme de 23 ans, Vera Pekhteleva, a été tuée en 2020 par son ancien petit ami qui l’a torturée, violée et finalement tuée avec le câble d’un fer à repasser. Condamné à dix-sept ans de prison, son tortionnaire est à présent de retour à Kemerovo, libre. Il a bénéficié du même accord que Sergueï Khadjikourbanov. « Ces criminels hantent les lieux de leur crime à leur retour », souligne Jean de Gliniasty.

Des « héros de guerre » dont il ne faut pas évoquer le passé

En Russie, comme dans la plupart des pays en guerre, les morts au combat sont révérés et ce, peu importe leur passé. « Dans de nombreuses salles de classe, on crée des tables d’écoliers décorées et gardées vides en l’honneur du "héros mort au combat" qui avait étudié dans l’école quand il était enfant », relate Galia Ackerman. Quand le « héros » en question est aussi un assassin ou un violeur, « la publicité sur ses antécédents n’est pas bienvenue » car elle contrevient à ce « culte de la guerre ».

« Les médias russes ont reçu comme instruction de ne plus raconter les antécédents judiciaires de ceux qui reviennent du front, dans l’espoir d’éviter d’exciter la population », assure Galia Ackerman. « Ils envisagent même de leur permettre de devenir professeur de sport à l’école, afin d’aider à leur réinsertion », assure la spécialiste de la Russie. Pourtant, au moins trois de ces criminels graciés ont déjà commis un nouveau meurtre, à leur retour, d’après le site d’actualité russe indépendant Agentstvo. Alors de l’assassinat d’Anna Politkovskaïa au féminicide de Kemerovo, vu du Kremlin, le mot d’ordre reste le même : le silence est d’or.