interviewQuelle « reconnaissance » pour les soldats morts à l’entraînement ?

« Parce que ces soldats sont morts à l’entraînement, doit-on oublier leur passé militaire ? », interroge un père

interviewDeux militaires français sont morts à l’entraînement la semaine dernière. Depuis la mort de son fils militaire dans des conditions analogues en 2017, Jean-Pierre Woignier se démène pour que la France ne néglige pas ces « oubliés de la nation »
Un soldat français forme des troupes ukrainiennes en France, dans un camp militaire. (Illustration)
Un soldat français forme des troupes ukrainiennes en France, dans un camp militaire. (Illustration) - AFP / AFP
Octave Odola

Propos recueillis par Octave Odola

L'essentiel

  • La semaine dernière, deux soldats de l’armée française sont décédés en France à l’entraînement.
  • Des décès qui touchent Jean-Pierre Woignier dont le fils François est mort en 2017 à l’entraînement.
  • Avec son association Les Oubliés de la Nation, ce retraité de 69 ans se bat pour une reconnaissance symbolique et juridique des soldats français morts à l’entraînement.

L’armée française est doublement endeuillée. Clément Elard et Mathieu Gayot ont deux points communs. Ils sont militaires et sont décédés respectivement les 9 et 11 novembre à l’entraînement, lors d’une « marche d’aguerrissement » à Tahiti et dans un centre militaire près de Pau. Jean-Pierre Woignier connaît intimement ces situations. Son fils François est décédé en 2017 dans des circonstances analogues*.

Depuis, le retraité se bat pour son petit-fils, âgé de 6 ans lors du drame, et sa belle-fille. Il a fondé en 2017 l’association Les Oubliés de la Nation qui se bat pour obtenir une reconnaissance juridique et symbolique des soldats français morts à l’entraînement. Une cinquantaine de familles se sont associées à son combat.

Quand des militaires français meurent à l’entraînement, cela fait-il écho à votre propre histoire ?

Ma première réaction face à ces drames ? Je pleure. Ça me fait mal au cœur et ça ravive mes plaies. J’ai la réaction d’un père qui pense aux parents et aux familles. Je veux leur dire : battez-vous pour votre statut. Même si, au fond de moi, j’aimerai une reconnaissance immédiate, sans combat.

Vous vous battez depuis des années pour la reconnaissance du statut « mort pour le service de la Nation » (institué par l’Etat en 2012) aux soldats morts à l’entraînement. Où en sont vos démarches ? Avez-vous l’impression d’être entendus ?

Une proposition de loi portée par un sénateur n’a pas pu être examinée. Après la création du statut « mort pour le service de la Nation », un décret datant de 2016 a détaillé les possibilités d’obtention de cette mention avec deux conditions : un décès après un tir volontaire, par exemple dans une affaire de terrorisme, ou une mort dans des circonstances exceptionnelles. Ce qui laisse une grande part à l’interprétation faite par le ministère des Armées. Certains soldats obtiennent la mention, d’autres non, c’est inéquitable, d’autant que ça ouvre des droits juridiques, comme le grade de pupille de la Nation pour les enfants et une pension de réversion versée en totalité pour l’épouse ou l’époux, contre 50 % en temps ordinaire. On a fait une pétition, écrit au président de la République, aux ministères, le combat continue.

Mais, depuis le Covid, un statut « mort pour le service de la République » a été instauré, et les militaires y sont éligibles.

Ça ne suffit pas. Au départ, c’était une loi prévue pour rendre hommage aux soignants décédés pendant la pandémie. Mais la comparaison avec les militaires ne tient pas. Un soldat s’engage à tuer ou à être tué. Notre association réclame une équité entre un soldat qui meurt à l’entraînement et un autre qui décède sur le terrain. Sur la cinquantaine de familles qu’on accompagne, certaines ont accepté, de guerre lasse, la mention « mort pour le service de la République », même si ça n’ouvre pas les mêmes droits. Dans un courrier datant de 2022, le chef de l’Etat a indiqué que le ministère des Armées menait, à sa demande, une réflexion sur les morts et blessés. On attend toujours une réponse.

Comment les familles de soldats et leurs anciens camarades vivent-elles cette situation ?

Les militaires se battent pour des symboles**. Quand vous ne vous sentez pas considérés, ça pèse. Pour les frères d’armes, un mort à l’entraînement, c’est un drame. Lorsqu’il n’y a pas de reconnaissance de cette mort, cela arrive que certains sous-officiers demandent à décrocher ou démissionnent. Pour prendre l’exemple de mon fils, il a pris part à quinze "opex" (opérations militaires extérieures), obtenu trois citations à l’ordre du régiment. C’est comme si tout son passé de soldat avait été effacé par la non-reconnaissance de ce statut. Le combat est juridique, mais aussi symbolique. Les parents veulent voir instaurer un endroit où il pourrait y avoir une forme de reconnaissance pour cet engagement. Parce qu’ils sont morts par accident, parce qu’ils sont morts à l’entraînement, on oublierait leur passé ? Ce traitement dévalorise l’engagement des militaires. Ne regardons pas les circonstances dont le militaire est décédé, mais son parcours, les sacrifices consentis, etc.

Est-ce que la sécurité des entraînements dans l’armée doit être questionnée ?

Je ne suis pas militaire, je ne m’estime pas légitime pour répondre à cette question. Les entraînements sont souvent menés avec une forte intensité et dangerosité, tout en s’adaptant aux futures conditions d’une "opex". Est-ce qu’un entraînement dans le cadre d’une préparation à une opération extérieure devrait être considéré comme faisant partie de la mission ? Je me pose la question.

* L’adjudant-chef François Woignier est décédé le 2 août 2017 lors d’une préparation à une opération extérieure au camp militaire de Caylus (Tarn-et-Garonne). Le véhicule blindé dans lequel il siégeait s’est retourné après une perte de contrôle du conducteur. Il appartenait au 3e RPIMA (régiment de parachutiste d’infanterie de marine).

** L’obtention de la mention « mort pour le service de la Nation » permet aussi de voir son nom inscrit sur des sites mémoriels.