INTERVIEWLe Mur de l’Atlantique, « une machine infernale qui brise les humains »

Seconde Guerre mondiale : Le Mur de l’Atlantique, l’histoire « d’une machine infernale qui brise les humains »

INTERVIEWVincent de Cointet signe un documentaire remarquable qui éclaire sur les conditions dans lesquelles le Mur de l’Atlantique a été érigé entre 1941 et 1944 en France
Construction d'un bunker du Mur de l'Atlantique durant la Seconde guerre mondiale.
Construction d'un bunker du Mur de l'Atlantique durant la Seconde guerre mondiale.  - Bundesarchiv / Bundesarchiv
Mickaël Bosredon

Propos recueillis par Mickaël Bosredon

L'essentiel

  • À l’occasion de la 33e édition du festival international du film d’histoire de Pessac (Gironde), le réalisateur Vincent de Cointet présente un documentaire inédit intitulé « Le mur de l’Atlantique, une forteresse au service de l’ennemi ».
  • Le film montre comment cette immense ceinture défensive, souhaitée par les Allemands pour se prémunir d’un débarquement allié, a été érigée par des dizaines de milliers de travailleurs forcés venus de toute l’Europe.
  • La vie quotidienne des habitants du littoral Atlantique a aussi été profondément bouleversée par la construction de ces bunkers.

Le plus « colossal système de défense de l’ère moderne ». À l’occasion de la 33e édition du festival du film d’histoire de Pessac (Gironde), qui s’ouvre lundi 20 novembre, un documentaire inédit intitulé « Le Mur de l’Atlantique, une forteresse au service de l’ennemi », nous replonge dans l’histoire de la construction de cette immense ceinture défensive qui va voir le jour à partir de la fin de l’année 1941, sur 4.000 km de côtes, de la Norvège aux Pyrénées.

Hitler avait exigé que 15.000 bunkers soient édifiés avant mai 1943, notamment en France, pour parer au débarquement allié qu’il savait inéluctable. Malgré le recrutement massif de main-d’œuvre venue de toute l’Europe, des cadences infernales et des conditions de travail parfois dignes de l’esclavage, seuls 8.000 blockhaus sont érigés au début de l’année 1944. Le réalisateur Vincent de Cointet dévoile dans son documentaire les dessous de la construction de cet édifice, la réalité du travail forcé, et comment l’ouvrage a chamboulé le quotidien des habitants du littoral Atlantique

Vous démarrez votre documentaire en janvier 1940, avec la construction des tout premiers bunkers sur le littoral du nord de la France. Mais il ne s’agit pas encore du Mur de l’Atlantique…

Aujourd’hui, on a tendance à mélanger un peu tous ces bunkers, mais si on revient à leur origine, les premiers ouvrages bétonnés du littoral du Pas-de-Calais n’ont pas été construits pour le Mur de l’Atlantique, mais dans un but offensif pour participer à l’invasion de l’Angleterre. Quand ce projet hitlérien d’envahir l’Angleterre sera repoussé aux calendes grecques, ils seront intégrés dans le Mur de l’Atlantique, un ouvrage défensif, mais ce n’était pas leur rôle initial.

Après ces premiers blockhaus dans le nord de la France, les Allemands décident à l’automne 1940 de renforcer des bases navales, voire de construire de nouvelles bases, le long du littoral de l’Atlantique, et se pose alors l’enjeu de la main-d’œuvre…

Dès le début, l’occupant a besoin d’une main-d’œuvre importante, qui ne va cesser de croître. Et le plus simple est de prendre la main-d’œuvre locale, d’autant plus que celle-ci est au chômage dans un pays ruiné. Cela arrange d’ailleurs Vichy de pouvoir remettre les Français au travail. Cela arrange tout le monde en fait. C’est ainsi qu’une stratégie de recrutement massif s’organise, et qu’au printemps 1941, 60.000 ouvriers français se retrouvent à travailler pour l’organisation allemande.

Vous parlez alors de « coopération économique » avec le système allemand, « l’organisation Todt », c’est-à-dire ?

Il y a une sorte de duplication de ce qui avait été fait en Allemagne pour la ligne Siegfried. On est face à une organisation militaro-civile qui prend en charge tous ces travaux en France. Au début, c’est du travail volontaire, ce que j’appelle donc une collaboration économique, mais avec les besoins qui grandissent, cela va devenir un système de travail forcé à l’échelle de l’Europe. Pour ériger le Mur de l’Atlantique à partir de la fin de l’année 1941, des populations arrivent de partout, et on va retrouver des prisonniers de guerre, des Juifs, des Espagnols rouges, des gens que l’on rafle à droite ou à gauche – à un moment on rafle même des gens à la sortie des cinémas en France… L’intégralité des bras disponibles va servir à édifier ces fortifications, dans des conditions en général très dures. A la fin de l’année 1943, on compte 250.000 ouvriers sur le mur, dont de nombreux travailleurs forcés parqués dans des camps ou des baraquements.

Et plus l’imminence d’un débarquement allié se fait sentir, plus les cadences s’accélèrent dans des conditions qui se dégradent sans cesse ?

Il y a une espèce de machine infernale qui se met en place, à l’image de la machine nazie qui devient complètement folle, et qui dévore tout, consomme des matériaux à outrance, brise les humains… Et tout cela pour pas grand-chose, au final. Je ne le raconte pas, mais après le Débarquement de juin 1944, les Allemands ont continué à construire des ouvrages défensifs le long de la côte, car ils se demandaient s’il n’y aurait pas un deuxième débarquement plus tard… Ce qui était totalement absurde.

La vie quotidienne des habitants du littoral est chamboulée à cause de ce Mur, avec notamment une zone qui est mise en place le long du littoral où il faut un laissez-passer pour entrer et sortir, ou encore l’interdiction de se baigner ou d’approcher certaines plages…

La vie quotidienne des habitants a été profondément bouleversée, ce qu’on sait assez peu. Ils étaient soumis à la machine allemande d’occupation, qui était extrêmement administrative. Cette zone littorale interdite par exemple, pouvait évoluer quant à sa superficie, et les règles changer d’un mois à l’autre…

Un autre aspect révélé par la construction de ce Mur, c’est la collaboration du régime de Vichy qui ne cesse de s’accentuer, notamment quand en août 1942 Pétain propose que la France participe elle-même à la protection du Mur…

Cette offre de service de Pétain a d’ailleurs été refusée par les Allemands, car les nazis considèrent qu’ils n’en ont pas besoin, et que le régime de Vichy ne mérite pas de parler d’égal à égal avec le IIIe Reich. Mais cela montre à quel point ce régime de Vichy était profondément collaborateur, quand certains veulent encore essayer de faire croire à cette fable qu’il a protégé les Français… Non, ce régime souhaitait la victoire du IIIe Reich dès le début, et il a tout fait pour permettre cette victoire.

Vous vouliez aussi dénoncer les « profiteurs de guerre » ?

Il y a une collaboration économique avec de grands groupes du BTP qui se sont enrichis de manière honteuse avec la construction du Mur. Mais si on regarde les choses dans leur intégralité, on a besoin de l’ensemble du tissu économique et social du littoral, du restaurateur au maraîcher, en passant par les lessiveuses…

Début 1944, seuls 8.000 bunkers sont construits, quand Hitler en avait exigé 15.000. Le projet était-il voué à l’échec ?

Oui, c’est l’histoire d’un projet impossible, même si c’est un peu facile de juger de cela quatre-vingts ans plus tard. Les dirigeants nazis y croyaient à l’époque, et ils organisent une propagande énorme autour du Mur, à la fois à destination de la population occupée et de la population allemande.

Bunker du littoral atlantique, à Soulac-sur-Mer (Gironde).
Bunker du littoral atlantique, à Soulac-sur-Mer (Gironde). - Mickaël Bosredon

Aujourd’hui, il reste de nombreux bunkers tout le long de la côte Atlantique, vous pensez qu’il faut les préserver comme témoins de cette histoire ?

Je pense que c’est essentiel. Il faut surtout bâtir un enseignement autour, ce que font déjà plusieurs associations locales avec des visites organisées. Ce ne sont pas seulement des ouvrages militaires qui servaient à empêcher un débarquement, ils représentent la quintessence de la mise en esclavage de l’Europe entière, qui a travaillé sur ces ouvrages de béton, et pour lesquels il y a eu de nombreux morts. C’est l’histoire du travail forcé.

« Le mur de l’Atlantique, une forteresse au service de l’ennemi », de Vincent de Cointet, sera diffusé en avant-première au festival du film d’histoire de Pessac, mercredi 22 novembre à 18h40 au cinéma Jean Eustache de Pessac.