TERRORISMERumeur, désignation de la victime… Six ados jugés dans l’affaire Paty

Assassinat de Samuel Paty : « J’ai pensé qu’à l’argent… » Six adolescents au rôle déterminant face à la justice

TERRORISMEL’adolescente à l’origine de la rumeur sur Samuel Paty et cinq collégiens l’ayant désigné au terroriste, Abdoullakh Anzorov, sont jugés à partir de ce lundi
Les habitants d'Eragny-sur-Oise rendent hommage à Samuel Paty le samedi 16 octobre 2021.
Les habitants d'Eragny-sur-Oise rendent hommage à Samuel Paty le samedi 16 octobre 2021.  - Alain Jocard / AFP
Caroline Politi

Caroline Politi

L'essentiel

  • Six adolescents sont jugés à partir de ce lundi par le tribunal pour enfants à Paris, en lien avec l’assassinat de Samuel Paty. Le procès doit durer deux semaines.
  • L’une d’entre eux est jugée pour « dénonciation calomnieuse », après avoir allégué que l’enseignant avait demandé aux élèves musulmans de sortir de la salle. Les cinq autres sont soupçonnés d’avoir désigné l’enseignant au terroriste, sans savoir à quel drame ils l’exposaient.
  • Tous encourent, du fait de leur âge, deux ans et demi de prison.

C’est d’abord l’histoire d’un « petit » mensonge, une rumeur qui devient rapidement hors de contrôle et prend une tournure dramatique. Un professeur d’Histoire-Géo aurait demandé aux élèves musulmans de se manifester et de sortir le temps qu’il projette une caricature du prophète entièrement nu, raconte Farah (tous les prénoms des mineurs ont été modifiés) à ses parents. L’adolescente de 13 ans affirme s’être insurgée, avoir dit à son enseignant « qu’il ne fallait pas montrer cela ». Une insolence qui lui a valu une exclusion, jure-t-elle. Dans la réalité, rien ne s’est passé ainsi. Le professeur – qui dispensait un cours sur la liberté d’expression – a simplement indiqué que si certains élèves craignaient d’être choqués par cette image, ils pouvaient détourner le regard quelques secondes. Il n’y a aucune fronde. Surtout, Farah était absente ce jour-là.

Devant les enquêteurs, quelques semaines plus tard, l’adolescente reconnaîtra que ce mensonge visait avant tout à cacher à ses parents qu’elle avait été exclue du collège. Une décision prononcée quelques jours auparavant en raison de son comportement. Jamais elle n’aurait imaginé que son père irait porter plainte contre son professeur pour « diffusion d’une image à caractère pornographique » ou qu’il publierait sur les réseaux sociaux des vidéos pour dénoncer le comportement de cet enseignant. Et jamais, ô grand jamais, elle n’aurait imaginé qu’une dizaine de jours après le cours, un terroriste russe, Abdoullakh Anzorov, 18 ans, tombe sur ces images et décide, le 16 octobre 2020, veille des vacances de la Toussaint, de décapiter cet enseignant, Samuel Paty. Pour « venger le prophète », clame-t-il dans sa vidéo de revendication.

300 euros contre la désignation de l’enseignant

Pour cette dénonciation calomnieuse, Farah comparaît à partir de ce lundi et pour deux semaines devant le tribunal pour enfants à Paris. Cinq autres adolescents, à l’époque tous âgés de 14 ou 15 ans, sont également jugés. Initialement mis en examen pour complicité d’assassinat terroriste, ils sont renvoyés pour association de malfaiteurs en vue de commettre des violences, soupçonnés d’avoir désigné Samuel Paty à l’assaillant en échange d’argent. Rien, en revanche, n’a permis d’établir que ces collégiens, inconnus des services de police, ne présentant pas le moindre signe de radicalisation, avaient conscience du projet du terroriste. « Mon client ignorait que la finalité serait un assassinat terroriste, confie Me Pierre-Alexandre Kopp. Forcément, ça l’a bouleversé d’être impliqué dans un tel drame. Il a mûri en ayant conscience de ce désastre. »

Au cœur des investigations, les deux heures ayant précédé l’attentat. Peu après 15 heures, Abdoullakh Anzorov, qui erre depuis déjà plus d’une 1h30 aux abords du collège du Bois d’Aulne, à Conflans-Sainte-Honorine, dans les Yvelines, aborde Mehdi, élève en 4e. Il lui propose 300 euros pour qu’il reste à ses côtés et lui désigne Samuel Paty lorsqu’il sortira de l’établissement. L’ado accepte, confie avoir agi par appât du gain. A ses copains qui les rejoignent, il montre sa liasse de billets, fait des selfies avec et poste des vidéos sur les réseaux sociaux. « J’ai pensé qu’à l’argent », admettra-t-il au cours d’une audition. Quatre camarades de classe restent avec eux, reçoivent quelques billets en échange de cette longue attente. 70 euros pour certains, 10 euros pour d’autres. Deux collégiens tentent tout de même de les empêcher de désigner le professeur, de peur d’un « drame ».

« Le brutaliser, le frapper et l’humilier »

Tous décrivent le terroriste comme légèrement en retrait, et reconnaissent que ce dernier, tout de noir vêtu, avec un fin collier de barbe, leur a confié être là après être tombé sur une vidéo du père de Farah dénonçant le soi-disant comportement de Samuel Paty pendant le fameux cours. Abdoullakh Anzorov leur a dit qu’il souhaitait filmer l’enseignant, « l’afficher en train de s’excuser ». Le terroriste demande qu’on appelle Farah pour qu’elle livre son récit du cours. Elle s’exécute mollement. Selon plusieurs adolescents, le terroriste ne cache pas qu’il entend « le brutaliser, le frapper et l’humilier ». Jamais, en revanche, ils n’ont vu d’arme. Certes, deux d’entre eux reconnaissent avoir trouvé « bizarre qu’un mec paye 300 euros juste pour des excuses » ou « pour montrer un professeur ». « Avec les copains, on s’est imaginé des trucs, qu’il allait le tuer ou le kidnapper », ajoute l’un d’eux. Mais aucun ne semble croire réellement en cette possibilité.

C’est bien la difficulté dans cette affaire, il faut se replacer à hauteur d’adolescents. L’appât du gain. On rêve de jeux de PlayStation avec l’argent « gagné ». Il y a aussi cette effervescence parce qu’il se passe quelque chose de hors-norme. Les ados font des allers-retours entre le collège et là où se tient le tueur, surveille les allées et venues de la police municipale. « Pour moi, c’était drôle à ce moment-là (…) j’étais dans le délire », confie l’un d’eux.

« Il nous a dit de partir en courant »

A 16h51, Samuel Paty est aperçu devant l’établissement. Les versions divergent pour savoir qui a désigné l’enseignant, s’il a été pointé du doigt. A 16h54, le professeur d’Histoire-Géographie sera tué, en pleine rue. « Quand j’ai vu le terroriste » s’éloigner vers Samuel Paty, « quand il nous a dit de partir en courant, je pense qu’on aurait dû faire quelque chose au lieu de partir », confiera un jeune aux policiers. « Comme l’arrêter, lui courir après, je sais pas ».

Ce jeudi, au tribunal, ce sera la première fois que les adolescents se recroiseront. Leur contrôle judiciaire leur interdisait tout contact. Tous ont changé d’établissements, trois d’entre eux ont également eu des obligations de placement chez des proches et ont donc dû déménager. Des mesures exceptionnelles justifiées par leur rôle jugé déterminant dans le passage à l’acte. Tous encourent, du fait de leur âge, 2 ans et demi de prison. Huit majeurs seront également jugés dans cette affaire par la cour d’assises spécialement composée, probablement fin 2024.