DédaleDes agriculteurs parlent du mille-feuille administratif qui les rend fous

Manifestation des agriculteurs : « C’est devenu hyper techno »… Ce mille-feuille administratif qui les rend fous

DédaleNormes ubuesques, procédures d’aides absurdes, critères d’éligibilités abscons, le tout chronophage… Trois agriculteurs témoignent de leur indigestion à la paperasse
Un formulaire administratif (illustration).
Un formulaire administratif (illustration). - Pexels / Pexels
A.V, T.G et X.R

A.V, T.G et X.R

L'essentiel

  • La colère des agriculteurs monte ces derniers jours partout en France.
  • Parmi les causes de leur mécontentement, le « mille-feuille administratif » qui leur coûterait beaucoup de temps et d’énergie.
  • Qu’ont-ils vraiment à remplir comme papiers ? Trois agriculteurs, des Bouches-du-Rhône, d’Alsace et du Sud-Ouest, témoignent de leurs galères auprès de 20 Minutes.

Leur vidéo a eu son petit succès l’été dernier sur les réseaux sociaux. Dans cette parodie du tube Partenaire particulier, deux agriculteurs des Hauts-de-France dénonçaient le « mille-feuille administratif » auxquels ils sont confrontés dans leur profession. « J’en ai assez des règlements, des décrets et de toutes ces règles qui me disent de rester dans les normes », chantaient notamment Bruno Cardot et Thierry Baillie dans un couplet qui pourrait être repris par les nombreux manifestants de ces derniers jours.

Parmi les revendications des agriculteurs dans les rues figurent la hausse des taxes, des prix, mais aussi, donc, cette lourdeur administrative chronophage. Laquelle ? 20 Minutes a posé la question à plusieurs d’entre eux un peu partout en France, afin qu’ils expliquent concrètement leurs contraintes.

Laure s’en « arrache les cheveux »

Laure a beau être ingénieure agronome, elle s’en « arrache les cheveux ». A temps plein. Chargée des dossiers d’aides, des subventions de la PAC, de la bonne tenue des certifications pour une exploitation arboricole de la Crau, dans les Bouches-du-Rhône, le mille-feuille administratif est son plat quotidien. L’exploitation produit 1.200 tonnes de pêches, nectarines et abricots sur une surface de 70 hectares et embauche jusqu’à 70 travailleurs saisonniers entre avril et octobre. « Nous sommes une dizaine de salariés permanents et moi, je fais ça à temps plein. Et encore, nous avons un expert-comptable qui nous aide, mais même lui a parfois du mal à s’y retrouver », explique la quadragénaire.

En plus de consigner chaque traitement, chaque plantation, chaque taille, afin de satisfaire aux exigences des différentes normes, Laure guerroie avec les dossiers de la PAC et perd parfois des batailles. Comme tout récemment : « Cette année, nous voulions solliciter une subvention pour de nouvelles plantations. Il fallait envoyer le dossier avant le 15 septembre, il est parti le 17 parce que nous étions à fond dans la saison avec beaucoup d’autres choses à gérer ». Bilan : 10.000 à 12.000 euros de manque à gagner. « En plus, il faut commander les plans à la pépinière un an avant. Ce n’est pas très cohérent tout ça », conclut-elle.

Autre exemple sur l’achat de matériel pour la modernisation des exploitations. « Il peut y avoir des aides pour acheter certains tracteurs ou machines, mais avec des modèles voire des marques précises. Si bien qu’on peut trouver par nous-même des machines moins chères que celles proposées ou des occasions à racheter, mais elles ne rentrent dans aucune case ». Mais ce qui énerve le plus l’ingénieure agronome - hormis la concurrence espagnole imbattable sur le coût de la main-d’œuvre, qui représente 60 % des charges de l’exploitation arboricole –, ce sont les GMS (Grandes et moyennes surfaces) : ces dernières peuvent leur retoquer de la marchandise car la forme ou le calibre n’est pas le bon ou que des fruits présentent une tache marron pour avoir été en contact avec la branche pendant sa croissance. Une perte égale à 5 % de la production annuelle. « Il faut que les distributeurs, comme le consommateur, évoluent sur ce sujet », souhaite Laure.

Pour Isabelle, « ça ajoute beaucoup de stress »

En achetant en 2019 une exploitation à Bourg-Bruche (Bas-Rhin), Isabelle Descombe n’imaginait « pas du tout » ce qui l’attendait côté administratif. « Il faut tout inscrire, tout justifier », se plaint l’ancienne ouvrière agricole, désormais spécialisée dans l’élevage de ses 150 brebis et d’une dizaine de vaches allaitantes. Des animaux avec lesquels elle passe certes du temps, exception faite de « quatre à cinq jours par mois, répartis souvent par demi-journée ». Des périodes pendant lesquelles la trentenaire se penche sur les nombreuses déclarations et papiers à remplir. « Ça ajoute beaucoup de stress », regrette-t-elle en citant une affaire qui l’occupe depuis près de deux mois. Depuis qu’une contrôleuse d’aides agricoles est venue lui rendre visite. « Elle avait déjà vérifié pas mal de trucs par satellite mais elle devait encore voir certains endroits sur place. Et elle a trouvé qu’il manquait des bosquets sur moins de cent mètres. Dans la déclaration de 2015 réalisée par l’ancien propriétaire, ils étaient inscrits mais ont depuis été arrachés et il ne reste plus que des arbres. »

Isabelle Descombe avec ses brebis.
Isabelle Descombe avec ses brebis. - Isabelle Descombe

Un détail ? C’est ce que pensait la native du Territoire de Belfort… Sauf qu’elle s’est vue depuis demander des justificatifs. « Je n’étais pas là quand ça a été enlevé donc j’ai dû voir avec l’association foncière pastorale qui avait géré ça, qui est elle-même en relation avec la communauté de communes. » Pas simple ! Et encore sans résultat, puisqu’une procédure a aussi été engagée. Isabelle Descombe est aujourd’hui menacée d’un retrait partiel de ses aides de la Politique agricole commune (PAC).

« Elle risque de perdre 3 à 5 % », estime Yoann Lecoustey. Le directeur de la FDSEA 67 a été appelé à la rescousse et a depuis « entamé une procédure de recours gracieux » afin de prouver l’innocence de l’éleveuse. Qui n’est pas seule dans ce cas dans le département. « En 2015, il fallait dire où on avait des arbres, bosquets, broussailles, mare, forêts. Il fallait même donner les caractéristiques des arbres avec la largeur de leur corolle ! », détaille-t-il encore. « Mais comme on ne savait pas trop l’intérêt de tout ça, beaucoup d’agriculteurs ne l’ont pas fait parfaitement. Il n’y avait pas de contrôle jusque-là, mais ça s’accélère. C’est devenu hyper administratif, hyper techno avec des procédures qui sortent du chapeau. Tout ça fait perdre du temps, de l’énergie et participe au ras-le-bol des agriculteurs. » Ce n’est pas Isabelle Descombe qui dira le contraire.

« Quand on fait le foin, on peut pas faire autre chose », peste Jean

Depuis plusieurs jours, Jean bloque avec ses camarades agriculteurs l'A64 entre Toulouse et Bayonne, au niveau de la commune de Carbonne. Le trentenaire, à la tête d’une exploitation de 90 hectares, gère un élevage de 100 brebis adultes orienté vers « la production de viande d’agneau ». Pour lui, l’administratif est « un volet important du quotidien, au moins une demi-journée par semaine », alors qu’il doit cumuler son activité avec un autre emploi pour s’en sortir.

Pour déclarer ses revenus annexes, il a dû remplir un tout nouveau formulaire, envoyé par la MSA (la sécurité sociale agricole) « à la période du foin. Et quand on fait le foin, on peut pas faire autre chose ». Résultat, Jean envoie le document avec un peu de retard, et reçoit « un appel à cotiser de 11.000 euros, contre 1.500 euros normalement. Le papier qui manquait, je l’avais envoyé deux mois plus tôt, mais ils ne l’ont pas traité, et j’ai une majoration ». Une « cotisation-sanction », selon l’éleveur, qui estime que « la MSA et les impôts pourraient communiquer entre eux ».

NOTRE DOSSIER COLÈRE DES AGRICULTEURS

Il pointe également des « lois écologistes », alors que « tous les efforts qu’on fait sur le stockage du carbone sont pétés en allant chercher les produits ailleurs ». Dans son exploitation, Jean Darolles doit ainsi tenir un carnet très précis sur ses bêtes. Cela va d’un traitement médical aux boucles d’oreilles des brebis. « Dès qu’une bête en perd une, je dois dire quel jour elle l’a perdue, quelle oreille, quand je commande la nouvelle boucle, quand je la pose… » Pendant ce temps, « des mecs en Nouvelle-Zélande ne savent même pas combien de bêtes ils ont et peuvent exporter en France », râle-t-il. De la même manière, « on nous demande de déclarer quand on sème du couvert végétal, à quel endroit, quel jour, ou d’expliquer pourquoi on ne le fait pas. Des collègues du Nord doivent faire un dossier pour se justifier alors qu’ils ont un mètre d’eau dans les champs ».

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