Stratégie nocturneMais pourquoi la Russie préfère-t-elle bombarder l’Ukraine la nuit ?

Guerre en Ukraine : Mais pourquoi la Russie préfère-t-elle bombarder la nuit ?

Stratégie nocturneEntre épuisement, repérage et saturation, les bombardements nocturnes de la Russie ont des intérêts tactiques
Cette vue générale prise le 30 mars 2022 montre du feu et de la fumée illuminant le ciel nocturne, à l'est de Kharkiv. (PHOTO D'ILLUSTRATION)
Cette vue générale prise le 30 mars 2022 montre du feu et de la fumée illuminant le ciel nocturne, à l'est de Kharkiv. (PHOTO D'ILLUSTRATION) - FADEL SENNA / AFP / AFP
Diane Regny

Diane Regny

L'essentiel

  • La Russie pilonne chaque nuit l’Ukraine qui comptabilise tous les matins le nombre de missiles et de drones qui ont été envoyés sur le pays.
  • Si Moscou s’attache à bombarder massivement la nuit tombée, c’est dans l’espoir d’obtenir de meilleurs résultats.
  • Entre épuisement des équipes et manœuvres de repérage, 20 Minutes vous explique pourquoi les frappes nocturnes ont la préférence du Kremlin.

En Ukraine, le soleil se lève de concert avec le décompte des bombardements russes. Moscou n’attend pas la lueur de l’aurore pour illuminer le ciel de traînées orangées et meurtrières. Depuis 700 jours, la guerre fait rage. Et depuis 700 nuits, les villes ukrainiennes dorment au son des alarmes antiaériennes. Dans la nuit de lundi à mardi, 41 missiles ont visé le pays, tuant au moins 18 civils et en blessant 130 autres. La nuit suivante, au moins neuf personnes ont été blessées dans des bombardements nocturnes sur Kharkiv, dans le nord-est du pays.

« Saturer la défense antiaérienne ukrainienne »

En bombardant la nuit, les Russes maintiennent la pression sur les systèmes de défense antiaérienne ukrainiens. « Qu’il s’agisse de drones ou de missiles, la nuit ils sont moins facilement repérables. C’est donc plus compliqué et plus stressant », explique Yves Boyer, chercheur associé en géopolitique à la Fondation pour la recherche stratégique. Avec leurs attaques nocturnes, les Russes espèrent passer plus facilement à travers les mailles du filet antiaérien. « Même avec les technologies d’aujourd’hui, il est plus facile de repérer les attaques de jour », souligne Cyrille Bret. Et « les Russes veulent saturer la défense antiaérienne qui subit tellement d’attaques qu’elle ne sait plus comment prioriser », ajoute le géopoliticien et chercheur à l’Institut de recherche européen Jacques-Delors.

Plus stratégiques encore, ils envoient des missiles et drones peu chers dans le ciel nocturne de l’Ukraine, dans l’espoir qu’ils soient frappés par des munitions bien plus onéreuses. « De jour et quand il s’agit de drones lents, vous tirez à vue avec de l’artillerie classique, légère. La nuit, ils sont un peu plus difficiles à intercepter, détaille Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques et ancien ambassadeur en Russie. Les drones Shahed sont facilement interceptables avec des technologies pointues mais ce n’est pas rentable. Ils coûtent entre 10.000 et 20.000 dollars [de à 9.100 à 18.300 euros environ] donc si les Ukrainiens dépensent des munitions à 300.000 ou 400.000 euros pour les abattre, c’est une victoire matérielle pour Moscou ! »

Repérer la défense ukrainienne

Et quand les batteries antiaériennes ukrainiennes tirent pour se défendre des frappes, l’armée russe observe. « La nuit, le signal lumineux ne peut pas être masqué. Quand il y a riposte, il est plus facile de voir d’où proviennent ces tirs », note Yves Boyer. C’est donc l’une des raisons du pilonnage de nuit : « identifier l’origine des tirs antiaériens ».

D’où l’usage de salves incessantes qui font trembler les murs et hurler les alarmes, troublant le sommeil des Ukrainiens depuis près de deux ans. « C’est épuisant pour la population. Dans cette logique de saturation, il y a aussi la volonté de miner le moral de l’adversaire », note Jean de Gliniasty. D’autant que les frappes nocturnes, qui cueillent parfois les civils dans leur sommeil, impriment aussi une sensation d’insécurité dans les cœurs. « La nuit, les frappes terrorisent encore plus la population, ça use le moral », note Cyrille Bret.

Fatiguer ceux « qui tiennent le pont »

« Ça participe à l’usure de l’Ukraine en tant qu’entité étatique et militaire. On sent l’extrême fatigue qui les gagne petit à petit », estime Yves Boyer même si cette technique « épuise avant tout les soldats de la défense antiaérienne », selon Cyrille Bret qui assène : « il n’y a pas de repos la nuit. La défense antiaérienne n’a jamais de repos. » Une analyse partagée par Yves Boyer : « Les bombardements de nuit sont plus stressants pour ceux aux commandes, il faut les maintenir en éveil et la responsabilité est lourde à porter. L’un des intérêts est évidemment de fatiguer les personnes qui tiennent le pont. »

Notre dossier sur la guerre en Ukraine

« Ce n’est nouveau comme procédé. Quand vous êtes en guerre, vous essayez de gagner avec des stratégies dont certaines sont éprouvées », note Yves Boyer. Lors de la Seconde Guerre mondiale, les Alliés ont d’ailleurs fréquemment bombardé de nuit. Toutefois, « les combats ont lieu dans les villes en Ukraine, pas dans les campagnes. Or, en cas de combat urbain, il est très coûteux en hommes d’opter pour des assauts terrestres. La logique du combat urbain est donc de pilonner, avec un nombre de victimes civiles épouvantables, comme à Gaza », analyse Jean de Gliniasty. Difficile donc d’imaginer des nuits paisibles pour les Ukrainiens dans les semaines et mois à venir.