reportageAu supermarché, le prix l’emporte sur le soutien aux agriculteurs

Manifestation des agriculteurs : « C’est triste mais chacun sa merde »… Au supermarché, le client pense d'abord au prix

reportageD’après un sondage Harris Interactive-Toluna, 82 % des Français soutiennent le mouvement des agriculteurs. Mais dans le cœur, pas dans le porte-monnaie. Car au supermarché, la chasse aux petits prix l’emporte sur le local
Vous prendrez bien des clémentines et oranges espagnoles, ou vous êtes à 100 % derrière nos agriculteurs made in France ?
Vous prendrez bien des clémentines et oranges espagnoles, ou vous êtes à 100 % derrière nos agriculteurs made in France ?  - JLD/20 Minutes / JLD/20 Minutes
Jean-Loup Delmas

Jean-Loup Delmas

L'essentiel

  • Depuis plus d’une semaine, la colère du monde agricole français gronde, notamment face à la concurrence étrangère.
  • Si le mouvement reste pour le moment soutenu par la population, cette solidarité s’efface à la porte du supermarché. Pendant les achats, les petits prix, bien souvent étrangers, l’emportent sur les produits locaux.
  • 20 Minutes s’est rendu dans un Carrefour à Perpignan, à la rencontre des consommateurs.

Il y a plus épique comme champ de bataille, mais qu’importe : au rayon fruits et légumes de ce Carrefour de Perpignan, deux crises françaises se confrontent. D’un côté, la colère des agriculteurs, qui pointent notamment des rémunérations trop basses et une concurrence mondialisée déloyale. De l’autre, l’inflation, qui sclérose le portefeuille des Français depuis plus de deux ans, ayant érigé le prix en critère absolu au moment de l’achat.

Dans ce Verdun de carottes et de tomates, un camp l’emporte clairement. « Soutenir les agriculteurs, je voudrais bien, mais avec quel argent ?, questionne Clémence, en plein débat avec son mari sur la liste de courses. Les fins de mois sont tellement serrés et les prix tellement hauts que je ne veux pas me permettre d’excès de solidarité. C’est triste mais j’ai envie de dire ''chacun sa merde''. » Entre les tomates espagnoles à 2,79 euros le kilo et leurs voisines françaises à 3,79, les premières l’emportent.

L’alimentation, rare domaine où le Français est libre d’arbitrer les prix

Clémence n’est pas la seule à avoir délaissé les vertus du Made in France. Selon une étude OpinionWay pour la Chambre de Commerce et d’Industrie datant de novembre 2023, six Français sur 10 ont renoncé à ces achats en raison de la hausse des prix. Il faut dire que le consommateur n’est pas aidé : la plupart des promotions ne portent pas la cocarde. Au stand des prix garantis contre l’inflation, notamment des légumes et fruits à moins de 1,29 euro et moins de 99 centimes, on trouve seulement deux élus bleu, blanc, rouge : les patates et les oignons. « Il y a plus rêveur tout de même », pointe Clémence. Le reste - ail, salade iceberg, clémentines par pack de 500 grammes, demi-kilo de citron, poivrons - a dû traverser les Pyrénées pour présenter un tarif aussi attractif. Quant au rayon bio - où les prix s’envolent encore plus –, il est plus snobé que Barbie aux Oscars.

Elisabeth Tissier-Desbordes, professeure d’économie à l’ESCP et spécialiste du comportement des consommateurs, développe : « L’alimentation est l’un des rares domaines d’achats où le client peut encore arbitrer, ce qu’il ne peut pas faire sur le prix de son loyer ou son électricité, eux aussi en augmentation. »

« Je ne vais pas crever de faim par idéologie »

« Je sais que c’est plus sain de consommer Français, bio et local. Mais je ne vais pas crever de faim par idéologie. On va me dire que c’est souvent moins d’un euro de différence. Mais un euro, plus un euro, plus un euro… », rappelle Stéphane, 26 ans et maillot des Bleus sur le dos. Alors entre les champignons polonais à 3,50 euros les 700 grammes, ou les mêmes version « produit local garanti cultivé à moins de 65 kilomètres du Carrefour où il se trouve », mais à 2,89 euros les 400 grammes, le choix est fait. « Dans un monde parfait, je mangerais 100 % français. Mais là… », hausse-t-il ses épaules carrées. Et puisqu’on parle de ses muscles : « Je prends chaque semaine des bananes car c’est un super aliment pour le sport. Et dans ce magasin, il n’y a pas de production française, ça règle la question. »

Alors, des légumes français ou des légumes moins chers mais étrangers ? L'éternel dilemme du consommateur
Alors, des légumes français ou des légumes moins chers mais étrangers ? L'éternel dilemme du consommateur - JLD/20 Minutes

Autre biais dont souffrent les produits français : leur vertu semble parfois complexe à appréhender. On quitte enfin le rayon légumes pour s’aventurer dans celui des viandes. Natacha, mère de famille, confie : « Je sais que ce n’est pas très sain mais les 350 grammes de knacki à 1,75 euro, c’est imbattable et les enfants adorent. Si je leur achète du blanc de poulet bio fermier de nos agriculteurs locaux, je pense qu’ils aimeront moins. Et moi, j’économise quasiment 10 euros entre ces deux achats. » Ici aussi, la concurrence du reste du monde rôde. 100 grammes de jamon serano : 1,95 euro. 100 grammes de jambon sec français : 2,69 euros. « Je suis désolée mais pour moi, c’est la même chose », poursuit Natacha.

Des comportements lents à changer

« Toutes les professions prennent cher en ce moment. Les médecins, les profs, les commerçants… Si on commence à être solidaire avec tous, on ne va pas s’en sortir », campe fermement Jérémy avec son chariot qui sent bon la mondialisation. Elisabeth Tissier-Desbordes rappelle : « Les Français sont coupés de leurs agriculteurs dans beaucoup d’endroits. Excepté les très petites villes et villages, ils ne les voient qu’à la télévision, ce qui coupe forcément la solidarité. De plus, le message du mouvement n’est pas d’une grande clarté, en plus de porter certaines revendications - les pesticides ou des produits plus chers - sur lequel le consommateur est contre. »

Que le client lambda de notre Carrefour prenne soudainement le parti du pur Made in France après dix jours de contestation agricole semble donc compromis. « Les comportements de consommation changent lentement et difficilement. C’est un travail de longue haleine pour des achats alimentaires plus responsables, notamment avec le nutri-score », rappelle la spécialiste. Rome ne s’est pas construite en un jour. Encore un truc pas français, tiens.