Fake offOn n’aurait plus la technologie pour aller sur la Lune ? Pas si simple

Nous n’avons plus la technologie pour retourner sur la Lune comme en 1969 ? Attention à cette affirmation

Fake offDepuis le report des missions Artemis à 2026, un mème viral vise à souligner une prétendue incohérence entre l’ordinateur utilisé par les missions Apollo et le fait qu’on n’aurait plus cette technologie pour aller sur la Lune
Capture d'écran du mème viral, comparant la technologie des missions Apollo et celle d'aujourd'hui
Capture d'écran du mème viral, comparant la technologie des missions Apollo et celle d'aujourd'hui - Capture d'écran/X / Capture d'écran/X
Emilie Jehanno

Emilie Jehanno

L'essentiel

  • Depuis que la Nasa a repoussé à 2026 les missions Artémis, de vieilles infox ont refait surface, avec un mème viral visant à montrer une incohérence entre l’ordinateur utilisé par les missions Apollo et le fait qu’on n’aurait plus aujourd’hui cette technologie pour aller sur la Lune.
  • « L’important, ce n’est pas l’infériorité des ordinateurs des missions Apollo comparés à ceux d’aujourd’hui, mais la supériorité des ordinateurs de 1969 comparée à ceux de 1960 », souligne Pierre Mounier-Kuhn, historien de l’informatique au CNRS.
  • « Ce n’est pas particulièrement difficile d’aller sur la Lune aujourd’hui, c’est juste coûteux », explique aussi Isabelle Sourbès-Verger, géographe, directrice de recherches CNRS Centre Alexandre Koyré et spécialiste des questions de géopolitique de l’espace et des politiques spatiales.

Un report de mission sur la Lune et c’est toute la machine à désinformation qui se remet en branle. Depuis que la Nasa, l’agence spatiale américaine, a repoussé à 2026 les missions Artémis, de vieilles infox ont refait surface. Le tout est illustré dans un mème viral, qui vise à souligner la soi-disant incohérence entre l’ordinateur « à faible capacité » utilisé lors des missions Apollo et une citation attribuée à l’astronaute Donald Pettit sur le fait « qu’on ne pourrait plus aller sur la Lune car nous n’aurions plus la technologie ». Il s’agit là d’apporter une pièce à la machine du « canular de la Lune », cette théorie du complot affirmant que l’homme n’a jamais marché sur la Lune et que la Nasa ment.

Petite précision : l’homme qui tient l’affiche dans ce mème n’est pas Donald Pettit. Il s’agit d’Andreas Arato, un ingénieur électrique hongrois, devenu une star de mème “Harold cache sa douleur” dans les années 2010, et qui était aussi modèle pour des photos libres de droit. En 2018, il a raconté son aventure de héros de mème dans une conférence TedX.

Capture d'écran du mème viral, comparant la technologie des missions Apollo et celle d'aujourd'hui
Capture d'écran du mème viral, comparant la technologie des missions Apollo et celle d'aujourd'hui - Capture d'écran/X

L’Apollo Guidance Computer, l’ordinateur des missions Apollo

L’illustration de l’Apollo Guidance Computer (AGC), l’ordinateur utilisé à bord du module lunaire des missions Apollo, est cependant bien la bonne. On peut retrouver une photo sur le site de la Nasa et plusieurs modèles de l’AGC sont aujourd’hui conservés au Musée national de l’air et de l’espace à Washington (il y a eu 17 missions Apollo entre le lancement du programme en 1961 et sa fin en 1972, dont la plus célèbre est la mission Apollo 11, en 1969, où l’homme a marché sur la Lune). Mais les données qui lui sont associées sur le mème, 45 kb de mémoire et une vitesse de traitement de 0,045 Mhz, sont incorrectes.

La mémoire vive de l’Apollo Guidance Computer (la RAM, qui stocke temporairement les fichiers) était de 4 ko et sa mémoire permanente (la ROM, qui stocke des instructions de manière fixe) pouvait aller jusqu’à 74 ko, indique Pierre Mounier-Kuhn, historien de l’informatique au CNRS. La fréquence d’horloge de l’ordinateur, l’une des composantes de sa puissance de calcul, était à 1 MHz, « ce qui était rapide pour un très petit ordinateur de 1969 », précise l’historien, coauteur d’une Histoire illustrée de l’informatique (EDP Sciences).

« Des efforts énormes en dix ans »

« L’important, ce n’est pas l’infériorité des ordinateurs des missions Apollo comparés à ceux d’aujourd’hui, mais la supériorité des ordinateurs de 1969 comparés à ceux de 1960, souligne-t-il. Des efforts énormes furent accomplis en dix ans. L’argument de "l’informatique insuffisante" ne persuade que les gens qui croient que le "numérique" n’existait pas avant leur smartphone. »

Quel était le but de ce petit ordinateur ? « Il suffisait pour enregistrer et faire "tourner" les programmes très compacts, nécessaires pour commander des tâches de contrôle-commande et écrits en langage-machine, c’est-à-dire un code binaire, formé de simples suites de 0 et de 1 et non en langages évolués, trop encombrants », détaille Pierre Mounier-Kuhn. Ce langage-machine était ensuite matérialisé sous forme de circuits électromagnétiques dans la mémoire permanente, la ROM.

« Cette ROM était une combinaison précise de fils électriques et de tores, petits anneaux magnétisables, assemblés par de véritables couturières dans une usine Raytheon du Massachusetts, raconte l’historien, qui précise tenir ces informations du livre référence sur le sujet Digital Apollo de David Mindell. Elles connaissaient les astronautes, qui étaient venus leur rendre visite, et étaient très conscientes que la précision de leur travail déterminerait leur vie ou leur mort à l’approche de la Lune. »

Donald Pettit et la « technologie détruite »

Enfin, Donald Pettit a-t-il prononcé cette phrase ? Une séquence de 15 secondes circule depuis mai 2017 parmi les croyants de la théorie du « canular de la Lune ». Contactée, la Nasa n’a pas, pour l’heure, répondu à nos questions sur l’authentification de cette séquence. Dans cet extrait vidéo, celui qui paraît bien être l’astronaute Donald Pettit dit : « J’irais sur la Lune en une nanoseconde, le problème, c’est que nous n’avons plus la technologie pour faire cela. Nous l’avions, mais nous avons détruit cette technologie et c’est un processus difficile que de la reconstruire. » Nous n’avons pas retrouvé la vidéo d’origine complète ni pour qui ou quand elle a été diffusée, mais une version un peu longue est disponible.

Dans celle-ci, l’astronaute explique aussi pourquoi la Lune pourrait servir de base avant d’envoyer une expédition sur Mars (ce qui entre en contradiction avec la théorie que la technologie n’existerait pas). Dans une interview de 2012 donnée à des étudiants de l’université d’Etat de l’Oregon, il affirme qu’il irait en « une nanoseconde dans l’espace », une expression qu’il paraît priser. Le propos sur la technologie se retrouve dans un entretien à la National Public Radio datant de 2012 dans la série « Ask an Expert ». Cette fois, Don Pettit est interrogé par des auditeurs aux côtés d’un autre astronaute, Jeffrey Hoffman. Ce dernier expliquait il y a plus de dix ans que si jamais les Américains voulaient retourner sur la Lune, il faudrait « reprendre là où les dernières missions Apollo se sont arrêtées [en 1972], appliquer la technologie du XXIe siècle et trouver un moyen de le faire à un prix abordable ».

Le contexte de la guerre froide

« Pourquoi n’avons-nous pas continué à le faire ? reprend-il, c’était vraiment incroyable d’avoir développé cette capacité d’aller sur la Lune, et ensuite on a mis tout ça à la poubelle. » Il rappelle alors le contexte de guerre froide des années 1960-1970 : « Lorsque le président Kennedy nous a mis au défi d’aller sur la Lune, il n’a jamais été prévu qu’il s’agisse d’un processus continu et soutenu. Nous étions là pour battre les Russes, nous l’avons fait, puis nous nous sommes arrêtés. » C’est dans ce sens que les propos de Don Pettit peuvent également se comprendre.

Pierre Mounier-Kuhn le souligne aussi : « Alunir était un défi politique entre les deux super-grands pendant la guerre froide », les Etats-Unis et l’URSS, « une fois le pari gagné par les Etats-Unis, personne n’avait de raison d’y retourner, d’autant que le coût de ces missions était démesuré par rapport à leur bénéfice. »

« C’est coûteux d’aller sur la Lune »

C’est également ce que rapporte Isabelle Sourbès-Verger, géographe, directrice de recherches CNRS Centre Alexandre Koyré, et spécialiste des questions de géopolitique de l’espace et des politiques spatiales. « Ce n’est pas particulièrement difficile d’aller sur la Lune aujourd’hui, c’est juste coûteux, explique-t-elle. Si vous voulez y aller avec des êtres humains, il faut un taux de fiabilité des équipements exceptionnel, avec beaucoup de tests, de capacité à éjecter la capsule… » Jusqu’en 2011, la Nasa a fait voler des navettes spatiales et gérait la maintenance de la Station spatiale internationale, ce qui représentait un budget de 10 milliards de dollars par an, « à peu près l’équivalent de tout le budget spatial européen, l’Agence spatiale européenne et pays européens inclus », commente Isabelle Sourbès-Verger.

Depuis 1972, les puissances spatiales ont recentré « leurs investissements sur le lancement de nombreux satellites en orbites terrestres, beaucoup plus utiles, et, sur le plan de l’exploration scientifique, sur les stations spatiales en orbite ou sur les robots envoyés explorer les astres plus lointains (planètes, comètes, etc.), en économisant le risque d’envoyer des hommes », ajoute Pierre Mounier-Kuhn.

L’arrivée de la Chine sur la Lune en 2019

Pour aller sur la Lune voire Mars, il faut donc des raisons solides pour dégager un tel budget. Le facteur déclenchant, c’est que depuis 2018-2019, la Chine s’intéresse à la Lune, et a fait atterrir son premier alunisseur sur la face cachée du satellite. Le pays envisage aussi d’y emmener des humains. « Et ça, ça permet aux Etats-Unis de réactiver le bon vieux souvenir extrêmement positif de la course avec l’Union soviétique et de la victoire d’Apollo 11 », relève Isabelle Sourbès-Verger. En 2014, Obama a fait adopter une réglementation obligeant la Nasa à faire appel au secteur privé pour certaines activités, comme le transport en orbite terrestre basse confié à Boeing et SpaceX.

La Station spatiale internationale arrivant en fin de vie, la Nasa a proposé dans ses programmes habités de créer une station spatiale autour de la Lune, Lunar Gateway, avec des atterrisseurs ou alunisseurs qui feront le trajet entre la Lune et cette station. Une base lunaire pourrait être installée pour se préparer à de futures missions vers Mars. « Là, pour aller sur Mars, on a vraiment zéro technologie facilement développable, c’est-à-dire qu’on sait très bien ce qu’il faudrait faire, on saurait le faire, mais ça prendrait du temps et ça coûterait encore plus cher, souligne la géographe. En proposant ce programme Artémis, la Nasa prend une avance très importante par rapport au programme chinois, avec l’idée que les Etats-Unis doivent affirmer le leadership sur le monde. »