Enquête 3/4La grande distribution fait ce qu’elle veut avec le don alimentaire

Don alimentaire : « Des contrôles ? Quels contrôles ? »… Pourquoi la grande distribution fait-elle ce qu’elle veut ?

Enquête 3/4Alors que les critiques se multiplient autour de la qualité des dons alimentaires, les associations réclament davantage de sévérité vis-à-vis des supermarchés
Enquête sur les dons alimentaires : Les dessous peu reluisants d'une pratique vertueuse.
Camille Allain

Camille Allain

L'essentiel

  • Pendant plusieurs semaines, 20 Minutes a interrogé tous les acteurs de l’alimentation dans le but de mieux comprendre la crise traversée par la filière du don. Ce mardi, nous nous penchons sur l'absence de contrôles des dons opérés dans la grande distribution.
  • Les supermarchés ne peuvent pas donner n'importe quoi. Ces derniers mois, les bénévoles dénoncent une baisse de la qualité des dons et appellent à davantage de contrôles de la part de la Répression des fraudes. Mais cette dernière manque cruellement de moyens.
  • Par ailleurs, en donnant des produits non conformes, les supermarchés se livrent à un délit de fraude fiscale.

Des grains de raisin qui roulent au fond d’un carton, dans une course improvisée avec un vieux champignon. Quelques feuilles de salade égarées qui ne demandent qu’à être compostées. Pour les associations de dons alimentaires, la ramasse auprès des supermarchés n’est pas toujours synonyme de générosité.

Contrainte de donner ses invendus depuis une loi antigaspillage promulguée en 2016, la grande distribution a dû multiplier les conventions pour organiser le don. Pour l’inciter à le faire, l’Etat français avait mis en place une politique fiscale avantageuse, permettant de déduire des impôts 60 % du montant des produits donnés aux assos. Soyons clairs, dans la grande majorité des cas, les supermarchés le font avec sérieux et n’abusent pas. Mais, comme dans toutes les classes, il y a des élèves moins disciplinés qui viennent mettre le bazar. Le problème dans le cas du don alimentaire, c’est que l’instit a quitté la classe et que personne n’est là pour rétablir l’ordre.

« Des contrôles ? Quels contrôles ? On a donné pendant des années et jamais nous n’avons été contrôlés. Absolument jamais ». Ludovic a dirigé plusieurs supermarchés d’une enseigne discount pendant quelques années. Comme tous ses confrères, il préparait plusieurs fois par semaine des colis à redistribuer aux plus démunis. « Le personnel le faisait avec application. Quand quelque chose n’était pas bon, on ne le donnait pas ».

16 % des denrées données finissent à la poubelle

Voilà pour le bon exemple. Pour le mauvais, il n’y a qu’à écouter les bénévoles chargés de trier les produits, qui auront tous un exemple pourri à vous citer. De la viande avariée, des yaourts percés ou des sachets de biscuits entamés. Dans un rapport publié en fin d’année, l’Ademe avait confirmé ce que tout le monde savait déjà : en moyenne, 16 % des denrées données finissent directement à la poubelle. Si on sort la machine à chiffres, les comptes font mal. Ces 38.000 tonnes auront demandé 11 millions d’heures de bénévolat inutiles pour trier ou jeter et coûté 74 millions d’euros aux associations. Pour l’État, le manque à gagner est évalué à 65 millions d’euros après les déductions fiscales.

A l’origine de la loi promulguée en 2016, l’ancien ministre, Guillaume Garot, a tenté de faire passer plusieurs amendements pour renforcer les contrôles. En vain. « Des règles existent et il y a des sanctions. Le problème, c’est qu’il n’y a aucun contrôle. Il faut que l’État assume sa fonction de contrôle. Aujourd’hui, il n’est pas au rendez-vous de ses obligations. Tout ça relève de la volonté politique et le sujet n’est pas suffisamment pris au sérieux. Il faut remettre de l’ordre et créer une police du gaspillage alimentaire », martèle le député de la Sarthe.

Dans le cadre de notre enquête, nous avons cherché à connaître le nombre de contrôles réalisés par les agents du ministère de l’Agriculture et ceux de la répression des fraudes. Aucune réponse. Dans un article paru en décembre, Le Canard enchaîné évoquait « 66 avertissements et 5 procès-verbaux » dressés de 2021 à 2023. C’est peu dans un pays qui compte environ 20.000 points de vente de plus de 400 m2.

Un seul agent dans certains départements 

D’après nos informations, la dernière opération nationale menée par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) remonterait à 2019. Le bilan ? Soixante-cinq visites pour neuf avertissements dressés, souvent pour des documents administratifs mal remplis. « Le problème, c’est qu’on manque cruellement de moyens. Dans certains départements, on n’a parfois qu’un ou deux agents. Que voulez-vous qu’ils fassent ? On a l’impression qu’on ne fait appel à nous que dans l’urgence, pour répondre aux injonctions du ministre », tacle Jean-Philippe Simon, délégué CGT à la DGCCRF. En ce moment, c’est l’origine géographique des produits qui est contrôlée, comme pour répondre à la grogne des agriculteurs. « Certains demandent la création d’une police du gaspillage. Mais elle existe déjà. Le problème, c’est que le manque d’effectifs est criant. Et puis, on ne priorise rien, on intervient sur des sujets ponctuels. En ce moment, le don alimentaire, ce n’est clairement pas une priorité », s’étrangle un autre syndicaliste préférant rester anonyme.

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La difficulté pour les agents est aussi de mettre leur nez dans des dossiers traitant de la solidarité. « Si vous empêchez tel ou tel don parce que vous avez un doute, vous vous posez forcément la question. Ce n’est pas très bien vu. Prenons l’exemple de yaourts périmés. Personne ne serait malade d’en avoir mangé, mais ce n’est pas autorisé », poursuit le représentant syndical. Dans les rangs des associations, la question de la date de péremption fait l’objet de toutes les attentions, mais elle est aussi au cœur du débat. Seule satisfaction : pour certains produits affublés d’une date limite d’utilisation optimale comme le beurre par exemple, il est possible de les donner après le dépassement de la DLUO. Mais là encore, personne n’est là pour le vérifier.

Comment contrôler la fraude fiscale ?

L’autre question qui brûle est celle de la fraude fiscale. Combien de supermarchés peuvent déclarer des marchandises données qui ne l’ont jamais été ? Là encore, les autorités françaises brillent par leur absence. « Quand les produits sont impropres à la consommation, c’est clairement de la fraude fiscale. Mais à mon niveau, je ne l’ai vu qu’une fois », assure Charles Lottman, fondateur des magasins Nous anti-gaspi. Selon le dirigeant, l’incitation fiscale a « nettement permis d’accroitre les dons » pendant un temps. « Il y a un coût indirect dans la mise à disposition des produits aux associations donc c’est bien que le crédit d’impôt puisse l’amortir », estime ce connaisseur du dossier. Le hic, c’est que tout est basé sur l’honnêteté des responsables de supermarchés, car personne n’est jamais contrôlé.

« « Le bâton en mousse, il ne fait peur à personne. Mais je ne crois pas à une fraude massive. D’abord parce que pour défiscaliser, il faut payer des impôts. Et en France, bon nombre de magasins n’en payent pas car ils ne dégagent pas assez de bénéfices. La défiscalisation, elle est là pour compenser les coûts liés à ces dons. Il faut le dire, ce serait plus rapide et moins cher pour les supermarchés de tout jeter à la poubelle », recadre Jean Moreau, cofondateur de Phénix. »

La start-up française fait office d’intermédiaire entre la grande distribution et les associations et constate parfois quelques dérives, qu’elle tente de faire remonter. « Ce qu’il faut améliorer, c’est le nombre de contrôles, que l’on voit des amendes emblématiques pour ceux qui ne respectent pas la loi ».

Ce constat est partagé par l’ensemble des acteurs de la solidarité, qui rappellent que les textes de loi sont suffisamment bien préparés pour faire face aux pirates. « Tout ce qu’on demande, c’est que la loi soit appliquée. Certains parlent beaucoup de la question fiscale mais c’est avant tout la qualité qui doit être contrôlée. Et ça, les associations ne peuvent pas le faire, ce n’est pas leur mission », assure Laurence Champier, directrice de la Fédération des banques alimentaires.

Une grande opération menée en 2024 dans 54 territoires

D’après nos informations, une mission a été programmée sur le thème « Lutte contre le gaspillage et gestion des invendus » pour 2024. Cinquante-quatre départements mèneront cette opération qui devrait durer jusqu’en mars avril 2025. Objectifs : vérifier que personne ne détruit des « invendus alimentaires encore consommables ». Une mission cependant difficile à réaliser car elle doit se faire « en flagrant délit ». Avec l’appui de la police sanitaire des aliments dépendant du ministère de l’Agriculture, des contrôles seront également menés sur d’éventuels dépassements de la date limite de consommation (DLC). Des contraventions seront dressées à l’encontre de ceux qui seront dans l’illégalité. « Les amendes ont été alourdies, mais il faut remettre de l’ordre et les appliquer. Quand il n’y a pas de sanction, on ouvre la porte à la fraude », conclut Guillaume Garot. L’auteur de la loi est lucide sur la situation. Mais relativement impuissant.