INTERVIEW« Découvrir qu’on est surveillée, c’est une intrusion extrêmement violente »

Journée des droits des femmes : « Découvrir qu’on est surveillée, c’est une intrusion extrêmement violente »

INTERVIEWAurore Lechat, cheffe de service au 3919, le numéro d’écoute des victimes de violences, revient sur ces cyberviolences conjugales qui concernent 2.500 appels
Illustration de la violence conjugale.
Illustration de la violence conjugale. - Enrique / Pixabay / PIXABAY
Laure Beaudonnet

Propos recueillis par Laure Beaudonnet

L'essentiel

  • Les formes de cyberviolences conjugales font l’objet de près de 2.500 appels au 3919, le numéro d’écoute des victimes de violences, en 2023, selon la Fédération nationale solidarité femmes.
  • A l’occasion du 8 mars, la Fédération nationale solidarité femmes et ses 81 associations lancent une campagne nationale pour sensibiliser aux cyberviolences conjugales.
  • Aurore Lechat, cheffe de service au 3919, revient pour 20 Minutes sur les mécanismes de ce type de violences conjugales.

En 2021, au moment du lancement des Airtags, le petit mouchard d’Apple, de nombreux cas de détournements de son utilisation ont été rapportés, en majorité par des femmes, sur les réseaux sociaux. Avec l’aide des outils numériques, de nouvelles formes de violences contre les femmes apparaissent, notamment dans le cadre du couple. Balises GPS dans la voiture, logiciels espions installés secrètement sur le smartphone… un homme violent n’a même plus besoin de faire passer un interrogatoire à sa conjointe pour connaître ses faits et gestes. Les nouvelles technologies s’occupent (malheureusement) de tout…

Cyberharcèlement, cybersurveillance, dénigrement en ligne, usurpation d’identité, vidéolynchage, flaming [poster des messages hostiles avec l’intention de créer un conflit sur un groupe de discussion], revenge porn… Les formes de cyberviolences conjugales touchent près de 2.500 appels au 3919, le numéro national de référence d’écoute téléphonique et d’orientation à destination des femmes victimes de violences, en 2023, selon la Fédération nationale solidarité femmes qui place ces violences « invisibles » au cœur sa nouvelle campagne de sensibilisation ce vendredi.

Elle dévoile en exclusivité à 20 Minutes son « cyberviolentoscope », sur le modèle du violentomètre, qui permet d’évaluer le niveau de toxicité de la relation amoureuse dans le cadre numérique. A cette occasion, Aurore Lechat, cheffe de service au 3919, revient pour 20 Minutes sur ces cyberviolences conjugales.

Pouvez-vous expliquer le rôle des écoutants du 3919 ?

Le 3919 est la ligne nationale d’écoute des femmes victimes de violence. On reçoit les appels de femmes victimes, de leurs proches et de professionnels en lien avec des victimes. Notre cœur de métier, ce sont les violences conjugales. Pour d’autres types de violences qui arrivent sur la ligne, nous réorientons vers des structures partenaires. Sur l’année 2023, 67 % des appelantes au sujet des cyberviolences avaient plus de 30 ans.

Observe-t-on un boom des cyberviolences conjugales ?

L’évolution de la technologie apporte des choses positives et comporte des revers moins positifs. Certains hommes ont bien compris comment utiliser les nouvelles technologies pour exercer plus de contrôle sur leur conjointe ou leur ex-conjointe. Sur l’année 2023, un peu plus de 2.000 appels concernent la cyberviolence conjugale, mais on sait que ce chiffre est sous évalué. On commence seulement à aller sur ces questions au niveau de nos équipes. Au cours des appels, les femmes parlent souvent d’une seule forme de violence. Le travail des écoutantes est de nommer les différents types de violences qui existent dans les violences conjugales pour permettre aux appelantes de se dire : « Ah oui, je ne suis pas victime d’un seul type de violence ». Elles ne se rendent pas toujours compte.

Toutes les cyberviolences n’apparaissent pas au même moment dans la relation. Parmi elles, lesquelles concernent le cadre de la relation ?

On sait que la pornodivulgation [ou revenge porn] va beaucoup jouer au moment de la séparation. « Si on se sépare, je balance toutes les images que tu as faites dans un cadre privé ». Chez les publics jeunes, elle peut intervenir avant la rupture. Ce n’est jamais tout blanc ou tout noir. L’objectif final pour ces hommes, c’est toujours d’exercer une forme de violence, que ce soit en direct sur la personne ou en passant par des tiers. Montrer qu’ils ont le pouvoir et qu’ils ont le contrôle.

Quelle est l’importance de la cybersurveillance dans les cyberviolences conjugales ?

Sur l’année 2023, la cybersurveillance représentait 40 % des appels au sujet des cyberviolences à nous être remontés au niveau du 3919. Soit la deuxième forme après le cyberharcèlement. Ces hommes ont trouvé la technique pour savoir où est leur compagne ou ex-compagne sans avoir à se reposer sur sa parole. C’est le pendant des 15 appels d’affilée pour connaître les faits et gestes de leur conjointe.

Comment s’articule la cybersurveillance et comment les victimes le vivent-elles ?

Soit ils ont installé sur le téléphone un logiciel espion qui peut tracer les mouvements, donner accès aux messages, aux listings d’appels… Soit ils ont mis une balise dans le véhicule, des AirTags dans les affaires… Tout à coup, les victimes vont le comprendre par ce que leur conjoint dit et la manière dont il s’adresse à elles. « Tu as été à tel endroit, comment ça se fait ? » « Comment sais-tu où je suis allée ? » Parfois, elles cèdent à la pression et au chantage et finissent par accepter d’installer un logiciel pour permettre à leur conjoint de les suivre. Quand elles savent, au moins elles peuvent mettre en place des stratégies. Elles peuvent laisser leur téléphone au travail pour lancer une démarche sans que leur compagnon puisse le savoir. Quand elles ne savent pas, c’est plus compliqué.

Une femme peut-elle être seulement victime de cyberviolence conjugale ?

C’est très rare qu’une femme subisse une seule forme de violence. En moyenne, une femme qui appelle le 3919 subit entre deux et trois types de violences dans son couple. L’immense majorité des femmes vivent a minima des violences psychologiques et une autre forme de violence, soit psychologique, soit physique, soit économique, soit des insultes… Quand on en est à un niveau où on surveille, où on veut avoir à ce point le contrôle de sa conjointe, comme dans la cybersurveillance, il se passe forcément autre chose au sein du couple.

Comment les victimes réagissent-elles quand elles prennent conscience de la cybersurveillance ?

Cela peut être extrêmement brutal. Découvrir qu’on est surveillée en permanence, que le conjoint peut être au courant de l’endroit où on se situe à tout moment, c’est une intrusion dans l’intimité extrêmement violente. Pour certaines, les propos de leur conjoint vont prendre sens. D’un coup, tout s’éclaire. On comprend mieux pourquoi il disait telle ou telle chose. C’est une forme de violence insidieuse et extrêmement forte.

Quelles sont les conséquences pour la victime ?

Toutes les formes de violences ont un impact fort sur l’état psychologique. Quand on sait ou qu’on a le sentiment d’être surveillé, contrôlé tout le temps, ça a des conséquences. On est dans une situation où notre conjoint est tout le temps présent psychiquement. On est envahi. Les violences conjugales, dont la cyberviolence est une des trames, sont un envahissement du psychisme par l’agresseur. Notre rôle, au 3919, est d’ouvrir un espace sans la présence de l’homme, où la victime va commencer à réfléchir pour elle-même, par elle-même, en faisant sortir l’homme de cet espace. Il y a un envahissement de l’esprit parce que la victime se conforme à ce qu’elle pense que son conjoint attend pour éviter les violences. Les cyberviolences ajoutent une hypervigilance, il n’y a aucun espace de liberté, aucun espace où elle peut s’exprimer par elle-même sans le poids du regard de son conjoint. C’est extrêmement puissant en matière de contrôle.

Comment cela se passe-t-il si la victime ne sait pas qu’elle est traquée ?

Si la cybersurveillance n’a pas été repérée par la victime ou ses proches, au moment d’une mise en sécurité, on augmente le danger. Pendant cinq ans, j’ai travaillé dans l’accompagnement et l’hébergement de femmes victimes de violence au sein d’une des structures de la fédération à laquelle appartient le 3919. Quand une femme est en danger, on fait appel aux autres structures de notre association, hors du territoire, pour l’éloigner géographiquement et la mettre en sécurité. On avait accueilli une femme en danger de mort avec son enfant. On l’a hébergée et, au bout d’une semaine, on a compris que son conjoint l’avait retrouvée dans notre département. On était à des centaines de kilomètres. Elle n’avait eu aucun contact. On comprend qu’il avait piraté son téléphone et que celui-ci était géolocalisable. On a trouvé un logiciel dans le téléphone. On pense qu’il a été mis il y a très longtemps, pendant qu’elle était encore avec lui et qu’elle envisageait de se séparer.

La pression augmente-t-elle avec les outils numériques au moment où il y a une prise de distance ?

Le moment le plus dangereux pour une femme, c’est le départ. Ça exacerbe la violence. Logiquement, cela augmente aussi la volonté de mettre une pression supplémentaire via les cyberviolences avec des dispositifs de cybersurveillance pour savoir si elle est dans une démarche de partir.

Sur les 2.500 appels en 2023 au sujet des cyberviolences, 100 % des appelantes étaient des femmes en couple hétérosexuel. Selon les chiffres de Solidarité Femmes, 97 % des victimes sont des femmes. L’agression est perpétrée par un homme dans 98 % des cas.