Oh mon bateauLa CMA-CGM, d’un hangar sur le port de Marseille aux studios télé de Paris

La CMA-CGM, d’un hangar sur le port de Marseille aux studios télé de Paris

Oh mon bateauD’un hangar sur le port de Marseille à un empire logistique et désormais médiatique, la CMA-CGM a longtemps navigué dans l’ombre avant de se révéler au grand public
Un navire de la CMA-CGM au Royaume-Unis.
Un navire de la CMA-CGM au Royaume-Unis. - F. Gray/Shutterstock/Sipa / Sipa
Alexandre Vella

Alexandre Vella

L'essentiel

  • Rodolphe Saadé, le propriétaire du transporteur maritime marseillais CMA-CGM a annoncé ce vendredi matin avoir conclu une promesse d’achat du groupe Altice avec Patrick Drahi.
  • Il met ainsi la main sur BFM TV et RMC, après avoir déjà racheté « La Provence » en 2022 et « La Tribune » en 2023 et être devenu le sponsor principal de l’OM.
  • « 20 Minutes » fait le point sur discret vaisseau mais pas moins fleuron de l’économie française.

A Marseille, on dit parfois que trois choses comptent dans la ville : son port, naturellement, son équipe de foot, évidemment, et son journal en complément. Et à 54 ans, Rodolphe Saadé, le propriétaire de la CMA-CGM, l’une des trois plus grosses entreprises de fret maritime au monde, possède des billes, lorsque ce n’est pas le sac entier, dans chacune de ces institutions marseillaises.

De là à en faire l’homme le plus puissant de la ville, il n’y a qu’un pas. Mais l’homme a l’esprit tourné sur la mer et entend visiblement encore repousser ses horizons. Il a annoncé ce vendredi matin avoir conclu une promesse d’achat du groupe Altice avec son propriétaire Patrick Drahi. Ainsi, il ajoute « BFM TV » et « RMC » au portefeuille média de la CMA-CGM, déjà propriétaire de La Provence et de La Tribune.

Depuis la création de sa société fondée dans un hangar de Marseille en 1976 par son père, réfugié Libanais, au coup de pouce de Jacques Chirac jusqu’à sa récente et tonitruante irruption dans le game des médias, 20 Minutes fait le point sur discret vaisseau mais pas moins fleuron de l’économie française.

American success à Marseille

Jacques Saadé n’a pas tout à fait 40 ans lorsqu’il débarque à Marseille en 1978 depuis son Liban natal, chassé par la guerre civile qui y sévit. Son fils Rodolphe à alors huit ans. Et l’homme a de la ressource et du vécu. Sa famille avait déjà dû quitter précipitamment la Syrie dans les années 1960 et son usine de fabrique de tabac, de coton et d’huile lorsque le parti baasiste nationalise des pans entiers de son économie. Mais Jacques Saadé n’en a pas moins bénéficié d’une éducation de haute volée : il est diplômé en 1957 de la prestigieuse LSE (London school of economics) et s’initie lors d’un stage à New York au transport maritime alors aux portes d’une révolution : le conteneur, simple boîte acier jusqu’ici utilisé seulement par l’armée US.

La suite a tout (ou presque) d’une success story à l’américaine : Un hangar sur le port, quatre employés, un navire qui assure le transport de marchandises entre Marseille et Beyrouth via les ports de Livourne, en Italie, et Lattaquié, en Syrie. Un second navire, puis d’autres et de nouvelles lignes et employés. La CMA-CGM aligne aujourd’hui 620 bateaux, dessert plus de 400 ports sur cinq continents pour un chiffre d’affaires de 47 milliards de dollars en 2023.

Le coup de pouce de Jacques Chirac (et du destin)

Dans cette ascension vertigineuse portée par une intensification des échanges internationaux de marchandises où le fret maritime, avec 90 % des volumes transportés, s’est taillé la part du lion la CMA-CGM a pu compter sur la bienveillance d’un jeune président de la République en la personne de Jacques Chirac. Nous sommes en 1996 et la société qui n’est alors nommée que CMA et n’est qu’un bel acteur méditerranéen rachète pour 20 millions de francs la Compagnie générale maritime (CGM), transporteur public assurant le trafic de marchandises entre les Antilles et la métropole. « Jacques Chirac, grand ami du premier ministre libanais d’alors, Rafic Hariri, a pesé en faveur des Saadé, contre l’avis du ministre des finances de l’époque, Jean Arthuis », se souvient Le Monde en 2005.

L’opération a tout de la belle affaire : la CGM venait d’être recapitalisée à hauteur de 900 millions de francs et donnera lieu à un conflit fratricide entre Jacques Saadé et son frère Johnny.

Tutoyer la Bonne Mère

L’entreprise familiale commence alors prendre des airs d’empire et lance la construction de son siège : une tour d’affaires de 143 mètres de haut, la première du genre à Marseille. Une construction qui détonne dans le paysage marseillais et qui s’accompagne d’une histoire plaisante à raconter : Au moment de la dépose des permis de construire, le maire de Marseille de l’époque Jean-Claude Gaudin aurait demandé expressément à ce que cette tour ne dépasse la Bonne Mère, qui toise la ville depuis cent cinquante ans du haut de ses 154 mètres.

Inaugurée en 2011, la tour a depuis été rejointe par une grande voisine sur son boulevard Jacques Saadé qui longe le port avant de diriger les automobilistes dans le tunnel sous le Vieux-Port. Un boulevard nommé en 2019 en hommage à l’homme d’affaires marseillais, décédé en 2018.

Concentration et diversification – la manne du Covid-19

La CMA-CGM n’a depuis cessé d’accroître ses activités. La société multiplie les rachats de sociétés de fret maritime jusqu’à s’imposer comme le troisième transporteur au monde. Elle diversifie aussi son activité en lançant en février 2021 une nouvelle division spécialisée dans le fret aérien.

Car le passage du Covid-19, qui a mis le commerce à l’arrêt une poignée de longs mois, a rebattu quelques cartes et la reprise qui s’en est suivie a permis des profits historiques : en 2022 la CMA-CGM enregistre un bénéfice net de plus de 23 milliards d’euros (contre 388 millions de dollars entre juillet et septembre 2023) à faire pâlir ses collègues du CAC40. Un trésor de guerre que l’entreprise met à profit pour accélérer sa concentration et sa diversification.

Volonté de puissance et soft power

En concentrant ses activités de transport de marchandises toujours, avec l’acquisition d’un terminal portuaire à New York, après avoir acquis en janvier 2022 un terminal à Los Angeles pour 2 milliards d’euros ou encore le rachat de Bolloré logistique en 2023 pour 5 milliards d’euros. Mais en les diversifiant aussi vers ce qui s’apparente plus être une volonté de soft power en faisant irruption avec fracas dans le game des médias.

En bon Marseillais, c’est La Provence qui est d’abord rachetée en 2022 au nez et à la barbe de Xavier Niel, propriétaire en autres des voisins de Nice Matin. 2023 est l’année du rachat de l’hebdomadaire économique La Tribune et celle de la prise de 8 % du capital du groupe M6. Ce mois de mars vient donc parachever, pour l’heure, cette ascension dans le monde de la presse et de la télévision avec l’annonce du rachat d’Altice ( « BFM TV », « RMC »…) pour 1,55 milliard d’euros.

Cette stratégie média s’accompagne d’une plus modeste prise d’influence dans l’Olympique de Marseille devenant depuis cette saison son sponsor principal et s’affichant sur les maillots.