thermomètre« La Fièvre », une série en forme d’alerte sur la menace du chaos

« La Fièvre » sur Canal+ : Comment les fabricants d’opinion créent le chaos

thermomètreLa brillante série « La Fièvre », créée par Éric Benzekri (« Baron noir »), décrit un pays au bord de la guerre civile
Ana Girardot (Marie Kinsky) dans « La Fièvre » d'Eric Benzekri sur Canal +.
Ana Girardot (Marie Kinsky) dans « La Fièvre » d'Eric Benzekri sur Canal +.  - Thibault Grabherr/QUAD+TEN/CANAL+ / CANAL PLUS
Laure Beaudonnet

Laure Beaudonnet

L'essentiel

  • La Fièvre, série angoissée et brillante, brosse le portrait d’une époque au bord de la guerre civile.
  • Huit ans après Baron noir, Éric Benzekri s’immisce dans une agence de communication et décortique les étapes d’une crise sur fond de tensions identitaires.
  • Au milieu de ses deux héroïnes -la communicante Sam Berger et la populiste Marie Kinsky-, la communication de crise émerge comme un personnage à part entière dans la série.

Le spectre du chaos hante la brillante série Canal+ La Fièvre, créée par Éric Benzekri (Baron noir). Sam Berger (jouée par Nina Meurisse), spécialisée dans la communication politique de crise, est persuadée que la société française s’apprête à vivre une crise majeure dont elle ne reviendra pas. Elle tient pour principale responsable son ancienne associée, Marie Kinsky (Ana Girardot), reconvertie dans le stand-up d’extrême droite.

Comme un miroir de notre époque, la série analyse toutes les étapes d’une crise : de l’épiphénomène à l’embrasement de la violence. Fodé Thiam, star du Racing, craque la première allumette. Lors des Trophées du foot, le joueur met un coup de boule à son entraîneur avant de lui hurler « sale toubab » – « sale blanc » en wolof-. Du pain béni pour Marie Kinsky, personnage à mi-chemin entre une Marion Maréchal et une Eugénie Bastié, qui y voit une occasion d’attiser les passions en remettant le « racisme anti-blanc » sur le devant de la scène. Comment un épiphénomène dans le monde du sport peut-il menacer la stabilité d’un pays ? C’est tout l’enjeu de cette série.

La communication, une arme de manipulation des masses

« Il était intéressant de montrer la propagation et l’amplification d’une crise », pointe Éric Benzekri, créateur de La Fièvre et ancien conseiller politique socialiste, qui explique pourquoi il a choisi un coup de tête comme incident fondateur. « Si on commence d’emblée avec un très haut niveau de crise, c’est moins savoureux qu’une progression », souligne-t-il. La série fait un constat implacable de notre époque, érigeant la communication de crise, arme de manipulation des masses, en personnage à part entière de son histoire.

Derrière son air de ne pas y toucher, Marie Kinsky, la meilleure ennemie de Sam Berger, aspire à la guerre civile pour prendre le pouvoir. Et les méthodes qu’elle utilise dans la série pour instiller la confusion ne sont pas fictives. « Les campagnes subversives visent à créer un tel désordre dans la société que plus personne n’a de repère, décrit Philippe Moreau-Chevrolet, professeur de Communication politique à Sciences-Po et président de MCBG Conseil. Dans ce chaos prospèrent des gens qui ont des solutions messianiques, autoritaires, et qui viennent en général de l’extrême droite ou de l’extrême gauche ». C’est ce que montre La Fièvre à travers ce personnage d’influenceuse radicale. Elle tire profit de l’instantanéité des réseaux sociaux et de la polarisation idéologique pour infuser des idées populistes dans l’opinion.

L’assaut du Capitole, « un tournant majeur »

Et ça marche. Le débat s’électrise, la violence explose et Sam Berger craint le pire. Elle cite inlassablement Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, livre-testament de Stefan Zweig, comme une prédiction angoissante. « Peu à peu, il devint impossible d’échanger avec quiconque une parole raisonnable, les plus pacifiques, les plus débonnaires, étaient enivrés par les vapeurs de sang, des amis que j’avais toujours connus comme des individualistes déterminés s’étaient transformés du jour au lendemain en patriotes fanatiques. Toutes les conversations se terminaient par de grossières accusations, il ne restait dès lors qu’une chose à faire, se replier sur soi-même et se taire aussi longtemps que durerait la fièvre. » Et si cette fracture sociétale était irréversible ? A la recherche de signaux faibles, Sam Berger alterne entre paranoïa et lucidité.

Ces dernières années, on voit « certains partis hystériser le débat public, poursuit Philippe Moreau-Chevrolet. Cela fonctionne parce que les réseaux sociaux et les chaînes d’information vont extrêmement vite et sont à la recherche de clivages », note-t-il. « Quand on voit la façon dont s’est déroulée la campagne et le référendum sur le Brexit en 2016, c’est exactement cela. L’assaut du Capitole de Washington [par des militants pro-Trump] en 2021 est un tournant majeur », rappelle Éric Benzekri.

« Quand on analyse le présent, on est à la frontière de l’avenir »

Le désordre ne vient pas de nulle part. Les opérations de déstabilisation s’appuient sur des failles qui existent déjà. « Elles sont ensuite amplifiées et détournées, observe le scénariste de La Fièvre. La communication politique a un grand pouvoir, surtout avec l’aide des algorithmes. On assiste à un changement de paradigme technologique ». Et ce constat est parfaitement transposé à l’image dans la série. La diabolique Marie Kinsky lance une campagne de manipulation sur les réseaux sociaux, créant un profil féministe pour disrupter le discours militant et faire passer une idée, jusque-là inaudible (le port d’arme pour tous).

« Le personnage est d’abord dans la démolition, dans la subversion, dans la déconstruction, et après on verra », souligne Philippe Moreau-Chevrolet. Elle n’a pas de projet collectif, elle veut « prendre le pouvoir pour le pouvoir », constate-t-il. Elle avance ses pions sur le terrain de l’irrationalité.

Doit-on voir La Fièvre comme une prophétie ? « Quand on analyse le présent et qu’on l’étire un peu, on est à la frontière de l’avenir », souligne Éric Benzekri dans un portrait publié par La Tribune. « La série est un constat, une possibilité, nuance Philippe Moreau-Chevrolet. C’est un scénario possible de la société française, ce n’est pas pour ça qu’il va se réaliser. Cette série tend un miroir aux gens ». Et Éric Benzekri de compléter : « Craindre peut être salvateur parce qu’on a une conscience de la situation ». La Fièvre invite à réfléchir et dit : « Voilà ce qui peut arriver ».

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