AnalyseLes suspects de Moscou torturés ? « Il y a peu de place pour le doute »

Attaque à Moscou : Les suspects torturés ? « Il y a peu de place pour le doute », selon des observateurs

AnalyseLa diffusion de vidéos et de photos montrant les visages tuméfiés des suspects a fait naître des allégations de torture que Moscou a refusé de commenter
Dimanche, quatre assaillants, suspectés de l'attentat de Moscou, ont été présentés au tribunal. Plusieurs médias affirment qu'ils ont été victimes de torture. Une pratique interdite selon la loi internationale.
Dimanche, quatre assaillants, suspectés de l'attentat de Moscou, ont été présentés au tribunal. Plusieurs médias affirment qu'ils ont été victimes de torture. Une pratique interdite selon la loi internationale.  - T. Makeyeva et O. Maltseva/ AFP / AFP
Caroline Girardon

Caroline Girardon

L'essentiel

  • Oreille arrachée, visages tuméfiés… Ces dernières heures, plusieurs médias ont affirmé que les suspects de l’attentat de Moscou avaient été victimes de torture lors de leur interrogatoire.
  • Si Moscou refuse de commenter ces allégations, les experts que nous avons interrogés n’ont « aucun doute » sur les mauvais traitements infligés.
  • L’emploi de la torture au sein du système judiciaire russe reste courant, soulignent-ils. La « nouveauté », en revanche, « c’est la diffusion des vidéos dans l’espace grand public ». « Cela montre une volonté de démonstration et d’intimidation », commentent-ils.

Arrêtés quelques heures après l’attentat de Moscou qui a fait au moins 137 morts, quatre suspects, originaires pour certains du Tadjikistan, ont été conduits devant un tribunal de Moscou. Dimanche, deux d’entre eux ont plaidé coupable. Tous ont été inculpés pour terrorisme et placés en détention provisoire. Mais les images de leur interrogatoire ou des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux ont fait naître des allégations de torture. Le point sur cette affaire.

Que montrent les images et les vidéos diffusées ?

Les visages des suspects, photographiés dans un tribunal moscovite, ont rapidement fait le tour de la toile. L’un d’eux est arrivé en chaise roulante, les yeux fermés, le torse en partie dénudé et le visage couvert de sang séché. Un autre s’est présenté avec un énorme bandage au niveau de l’oreille droite, tandis qu’un troisième, la figure déformée par de nombreuses ecchymoses, portait un sac plastique blanc et bleu autour du cou.

Le site russe en exil Meduza a affirmé que les assaillants présumés avaient été « torturés pendant leur interrogatoire ». Le média polonais Visegrad 24 a relayé dimanche une photo montrant un homme à terre avec un générateur électrique relié à ses parties génitales. De son côté, l’AFP a mentionné une vidéo diffusée samedi sur les réseaux sociaux, sur laquelle un individu plaqué au sol se fait découper l’oreille, avant d’être obligé de la manger. Toutefois l’authenticité de ce document n’est pas avérée, ce qui ne permet pas d’établir formellement un lien avec l’homme au bandage.

France 24 a également diffusé des extraits de vidéo pouvant attester de l’usage de la torture envers les suspects. Filmés face caméra, ils confessent avoir été payés un demi-million de roubles (environ 5.000 euros). Ils révèlent également avoir été contactés via Telegram par un interlocuteur qu’ils ne connaissaient pas.

Interrogé par les journalistes sur ces allégations de torture, Dmitri Peskov, le porte-parole de Vladimir Poutine, n’a fait aucun commentaire. « Je laisserai cette question sans réponse », s’est-il contenté de déclarer.

Qu’en pensent les experts ?

« Il y a peu d’espace pour le doute, répond Marie Struthers, directrice régionale de l’Europe de l’est et de l’Asie centrale à Amnesty International. Il est difficile de croire que cela n’est pas vrai, au regard de ce que l’on sait sur l’histoire de la répression et de l’emploi de la torture ou de mauvais traitements au sein du système judiciaire russe. »

« Cela est très préoccupant. Les personnes suspectées d’attentats terroristes ne sont pas les seules à être torturées. Depuis l’invasion de l’Ukraine, on voit ce qui se passe dans les centres de rétention, on voit les mauvais traitements infligés aux citoyens ordinaires. Tout s’est accéléré, observe Marie Struthers. Ceux qui osent pacifiquement exprimer une opinion contraire à la guerre en Ukraine sont maltraités ou torturés. » Et d’ajouter : « Il n’y a qu’à regarder les exemples très récents comme les cas d’Alexeï Navalny ou d’Alexeï Gorinov ».

« Le fait que ces quatre suspects ont été torturés n’est pas étonnant », abonde Anna Colin Lebedev, chercheuse en sciences politiques et spécialiste des sociétés post-soviétiques, pour laquelle il n’y « a aucun doute », non plus. « La torture par les institutions policières et carcérales est documentée en Russie depuis de longues années grâce aux ONG et aux médias », appuie-t-elle.

Quel est l’impact de ces images ?

« L’enregistrement vidéo de ces séances de torture, notamment à des fins de reporting, est une pratique que l’on a vu se diffuser au cours de ces dernières années. Cela permet d’avoir une trace à montrer aux supérieurs hiérarchiques », indique Anna Colin Lebedev, soulignant que dans le système judiciaire russe, « une preuve obtenue sous la torture est recevable ». La « nouveauté », en revanche, c’est la diffusion de ces vidéos « dans l’espace grand public », et non plus en interne.

« Ces images ont été diffusées par les chaînes Telegram dont on connaît les liens avec les forces de l’ordre. Il est possible qu’il y ait une sorte d’aval des autorités, même si ce n’est pas officiel », analyse la chercheuse qui voit dans ce procédé une « volonté de démonstration et d’intimidation ».

« Comme les forces de l’ordre n’ont pas réussi à déjouer l’attentat ou à intervenir rapidement sur les lieux, la diffusion de ces vidéos permet de valoriser la réussite de l’interpellation des suspects pour montrer que l’Etat ne reste pas les bras ballants. Et que les suspects sont traités sans ménagement, argumente-t-elle. Ce qui compte n’est pas le jugement dans un tribunal mais la démonstration de force. »

Que risque la Russie ?

« La torture est totalement et complètement interdite, selon le droit international », rappelle Marie Struthers. La Russie, comme 157 autres Etats, a pourtant ratifié la convention contre la torture en 1987.

« S’il y a des preuves de torture, c’est un crime. Il faut que les responsables soient traduits en justice », poursuit-elle. Au même titre que les assaillants. « La torture ne mène qu’à la peur et à la suppression de la vérité. Elle ne permet en aucun cas de rendre justice aux victimes ou à leurs proches. Ni de faire preuve de transparence », conclut Marie Struthers.