Interview« En Russie, la violence est la nouvelle norme »

Attentat à Moscou : La torture des suspects montre que « la violence est la nouvelle norme en Russie »

InterviewMoscou, engagé dans la guerre en Ukraine depuis plus de deux ans, semble de plus en plus enclin à encourager l’usage de la force dans son propre pays. On en parle avec l’historienne russe Ksenia Poluektova-Krimer
Muhammadsobir Fayzov, soupçonné d'avoir participé à l'attaque terroriste contre le Crocus City Hall, est transporté en fauteuil roulant lors d'une audience judiciaire à Moscou, le 25 mars 2024.
Muhammadsobir Fayzov, soupçonné d'avoir participé à l'attaque terroriste contre le Crocus City Hall, est transporté en fauteuil roulant lors d'une audience judiciaire à Moscou, le 25 mars 2024.  - Pavel Bednyakov/SPUTNIK/SIPA / SIPA
Diane Regny

Propos recueillis par Diane Regny

L'essentiel

  • Après l’attentat du Crocus City Hall dans la banlieue de Moscou, qui a fait 143 morts vendredi dernier, les autorités russes ont arrêté quatre suspects principaux.
  • Ces hommes ont rapidement été présentés à la justice. A l’audience, trois d’entre eux étaient couverts de sang et le quatrième, inconscient, a dû être transporté en fauteuil roulant.
  • Pour l’historienne russe Ksenia Poluektova-Krimer, cet affichage de brutalité est représentatif d’une montée de la violence – et de son apologie – en Russie.

Un homme au sol, forcé d’ingérer sa propre oreille découpée. Un autre recevant des chocs électriques dans les parties génitales. Depuis l’attentat du Crocus City Hall dans la banlieue de Moscou, il y a une semaine, les réseaux sociaux sont abreuvés de vidéos semblant montrer la torture des quatre principaux suspects de l’attaque. Les hommes, arrêtés après le meurtre de 143 personnes dans cette salle de concert moscovite, sont apparus à l’audience très éprouvés physiquement.

Trois d’entre eux étaient couverts de sang et le quatrième, inconscient, a dû être transporté en fauteuil roulant. Une mise en scène de la violence qui interroge dans un pays qui ne cesse de glorifier son recours à la brutalité. Entre insultes à la télévision russe et décriminalisation de la violence domestique, Moscou semble en effet de plus en plus encline à encourager l’usage de la force. Ksenia Poluektova-Krimer, historienne russe vivant à Berlin depuis mars 2022 et chercheuse invitée au Centre d’histoire contemporaine Andreï Sakharov, a accepté de répondre aux questions de 20 Minutes à ce sujet.

Ksenia Poluektova-Krimer, historienne et chercheuse russe.
Ksenia Poluektova-Krimer, historienne et chercheuse russe. - Ksenia Poluektova-Krimer

Les quatre principaux suspects de l’attaque terroriste du Crocus City Hall, en banlieu de Moscou, ont été visiblement torturés. Est-ce surprenant ?

Surprenant, non. Choquant, évidemment. Cela montre une extrême violence et une extrême cruauté qui n’a cessé de s’intensifier ces dernières années. Pour rappel, l’un des suspects de l’attaque s’est présenté avec un bandage de fortune et une oreille en moins, quand un autre était carrément inconscient ! Cette violence extrême montre qu’en Russie, la brutalité atteint des sommets. Ou plutôt que le pays n’était jamais tombé aussi bas.

Pourtant, les prisons russes sont déjà connues pour leur violence…

Les prisons russes d’aujourd’hui sont clairement les descendantes des goulags d’hier. Dans ces geôles, en tant que prisonnier, vous n’êtes plus considéré comme un être humain. Au fil des années, de très nombreux cas de torture dans le système pénitentiaire ont été rapportés. Dans un hôpital pénitentiaire de Rostov-sur-le-Don, dans le sud de la Russie, des prisonniers ont été attachés au lit sans pouvoir se lever ou se doucher jusqu’à ce que leur peau pourrisse. Les soins médicaux sont souvent refusés aux détenus et on leur retire leur humanité.

C’était déjà le cas avant. Nadya Tolokonnikova, membre des Pussy Riots, a fait 18 mois de prison en 2013. Elle a expliqué qu’elle était obligée de coudre entre 16 et 17 heures par jour. Et parfois, les prisonnières étaient forcées de travailler entièrement nues, pour les humilier. Mais la répression s’est encore accentuée depuis l’invasion en Ukraine.

Vous estimez donc que la violence est montée en intensité dans le pays ?

Oui, mais pas seulement. Ce qui est très parlant dans la torture des suspects de l’attentat de Moscou, c’est l’affichage qui en est fait. Il y a eu auparavant des enquêtes journalistiques, ou encore une fuite massive de vidéos, qui prouvaient l’ampleur de la torture dans les prisons ou les commissariats. Mais l’idée était de dire : « loin des yeux, loin du cœur ». Les gens ne se sentaient pas concernés parce qu’ils n’étaient pas en prison, dans l’armée ou dans un hôpital psychiatrique, par exemple. Les violences étaient massives mais dissimulées. Là, elles sont mises en avant, diffusées. Cela montre que la violence est la nouvelle norme en Russie.

Cela signifie-t-il que la brutalité est encouragée ?

La violence est célébrée en Russie ! Je regarde rarement la télévision russe, j’évite la propagande, mais la dernière fois que je l’ai fait, j’ai écouté Margarita Simonyan, la cheffe de Russia Today. Elle accusait l’Ukraine de l’attentat au Crocus City Hall et martelait avec violence qu’il fallait détruire, éradiquer tous les Ukrainiens. C’est le langage de l’époque des Grandes Purges organisées par Joseph Staline [dans la seconde moitié des années 1930], mais ça n’inquiète personne et ça tourne en boucle.

Le langage russe est-il représentatif de cette hausse de l’agressivité ?

Quand j’étais jeune – et je ne suis pas si vieille que ça (rires) – , si quelqu’un utilisait un langage vulgaire ou cru dans la rue, des passants faisaient une réflexion. Ce n’est plus le cas pour les jeunes d’aujourd’hui. De la même manière que tout le monde était choqué lorsqu’en 1999, Vladimir Poutine a promis d’aller « buter les terroristes jusque dans les chiottes ».

Mais aujourd’hui, aucun Russe n’est choqué quand, à la télévision, un propagandiste dit qu’il faut exterminer les Ukrainiens. C’est un tournant qui date du début des années 2000, et qui a été insufflé par Vladimir Poutine lui-même parce qu’il utilise ce langage. Le président russe a aussi adoubé la « chanson russe », ce genre de musiques qui sont des odes à la vie criminelle et comportent des paroles très agressives. Début 2022, il a cité une chanson nécrophile et, s’adressant au président ukrainien Volodymyr Zelensky, lancé « que ça te plaise ou non, ma jolie, faudra supporter ».

Hormis l’influence de Vladimir Poutine, de son langage à sa propagande, comment expliquer cette recrudescence de violence ?

Une guerre fait systématiquement grimper le niveau de violence d’une société. Elle déclenche toutes sortes de problèmes, de l’alcoolisme aux problèmes familiaux. Or l’Etat russe s’est partiellement retiré de la sphère familiale. Les violences domestiques ont été décriminalisées en 2017. L’un des mèmes russes à ce sujet, c’est celui d’une femme qui se rend à la police pour demander une protection contre son mari violent, et les policiers qui répondent : « Rappelez-nous quand il vous aura tuée. »

En émancipant sa population dans la sphère intime, l’Etat russe peut conserver la mainmise sur tout le reste, ce dont il a particulièrement besoin en temps de guerre. L’idée étant : « vous n’avez pas le droit de protester, d’avoir des représentants démocratiques ou de donner votre avis publiquement, mais vous pouvez abuser votre femme ou de vos enfants ». C’est tordu mais émancipatoire.

La situation ne risque pas de s’arranger alors que de nombreux vétérans de la guerre en Ukraine sont de retour au pays. C’est un problème que connaissent toutes les sociétés qui voient des hommes revenir du front. Mais en Russie s’ajoute la faillite de l’Etat, l’absence d’ONG qui ont vu leurs ressources coupées ces dernières années ou qui ont été qualifiées d’agent étranger, et les « revenants » qui sont d’anciens criminels. Ces derniers font régulièrement parler d’eux en attaquant des gens à leur retour du front… De quoi normaliser encore plus la violence, qui l’est déjà énormément en Russie.