INTERVIEWPour Lio, « la parole se libère mais il faudrait que l’oreille se détende »

« J’ai pris conscience que ma parole avait du sens, un poids », confie Lio

INTERVIEWL’artiste, qui narre le commentaire du documentaire « Sous les œillets, la révolution portugaise », diffusé ce mercredi à 20h50 sur Histoire TV, évoque ses engagements pour « 20 Minutes »
Lio, le 10 février 2022 au Festival de Luchon.
Lio, le 10 février 2022 au Festival de Luchon.  - HAEDRICH JEAN-MARC/SIPA / Sipa
Fabien Randanne

Propos recueillis par Fabien Randanne

L'essentiel

  • À l’occasion des 50 ans de la Révolution des Œillets au Portugal, Histoire TV diffuse ce mercredi, à 20h50, un documentaire retraçant cet événement, narré par Lio.
  • Née au Portugal, Lio avait 12 ans à l’époque. Elle vivait avec sa mère en Belgique et a suivi les événements depuis Bruxelles, à travers la télévision : « Je me souviens d’une excitation incroyable. C’était terriblement fort. »
  • « J’ai pris conscience que ma parole avait du sens, un poids, explique Lio à 20 Minutes. J’ai 60 ans. Dans l’attente de faire un disque, je prête ma voix à des sujets et mon visage à des projets qui me semblent importants. »

Le 25 avril 1974, un coup d’Etat militaire renversait Salazar, sonnant la fin de plus de quarante années de dictature au Portugal. À l’occasion du cinquantenaire de cet événement, la chaîne Histoire TV diffuse ce mercredi, à 20h50, Sous les œillets, la révolution portugaise. Ce documentaire de Tony Liégois retrace en une heure les journées qui ont changé le pays à jamais. Lio en est la narratrice. L’artiste, née au Portugal et qui a fui la dictature avec sa mère, explique à 20 Minutes en quoi ce film, chargé de résonances intimes, participe de sa volonté de se consacrer à des projets faisant sens pour elle.

Ce documentaire fait écho à votre histoire personnelle…

Nous sommes parties du Portugal pour des raisons personnelles, liées à ma maman, mais aussi politiques : sous la dictature de Salazar, le divorce était interdit. Quand quelqu’un était convaincu d’adultère, on lui retirait son autorité parentale. Il y a eu un procès et, dans le même temps, ma maman refaisait sa vie avec quelqu’un d’autre – le père de ma sœur Helena qui, lui, était appelé pour se battre dans les guerres coloniales. Il ne voulait pas y aller. Il y a donc eu cette fuite, en deux temps. D’abord, ma mère et moi. Alberto l’a rejointe plus tard. C’était en 1969. Au départ, l’idée était de nous installer à Paris, mais la ville se sortait de Mai-68, alors on est arrivées à Bruxelles, par ce fameux train que beaucoup de réfugiés politiques ont pris en ayant peur puisqu’il y avait la PIDE [la police politique de Salazar] qui passait et contrôlait les papiers à la frontière espagnole. Ce n’était pas simple.

Dire le commentaire se double donc d’une charge émotionnelle ?

Cela se double de l’expérience vécue, même si j’étais petite. Il y a une charge d’émotion, bien sûr, mais aussi de mémoire. Je voulais faire connaître cet épisode tellement important pour nous, les Portugais, mais aussi, je trouve, pour le monde, tout simplement. C’était la fin d’une dictature. Et on tend à vouloir l’oublier, à vouloir la faire oublier, aujourd’hui avec la montée de l’extrême droite. Le Portugal, qui était épargné jusqu’à il y a encore trois ans, se retrouve avec une extrême droite qui monte en flèche.

Avez-vous l’impression que les Français connaissent bien la Révolution des Œillets et ce qu’elle a impliqué et entraîné ?

Non, ils ne connaissent pas bien cette révolution. Parce que les immigrés portugais qui arrivaient n’avaient qu’une envie, s’intégrer. Donc ils ne parlaient pas trop de politique. Ils en parlaient entre Portugais.

Les Français ont peut-être plus facilement en tête la chute de Franco et la « Movida » espagnole…

Exactement. Franco est une image beaucoup plus forte. Il y a eu la guerre civile, ça a été très violent. Il est vraiment reconnu comme un dictateur. Tout le monde voit sa tête – sa sale tête, je dirais. Celle de Salazar est beaucoup plus discrète. C’est vraiment un fascisme paysan, très discret. Ses sympathies étaient claires mais il essayait de garder une neutralité. Il était un instituteur, pas un militaire, donc il n’a pas frappé l’imaginaire collectif comme un Franco.

Vous aviez 12 ans au moment de la Révolution des Œillets. Quels souvenirs gardez-vous de ces journées-là ?

Je me souviens d’une excitation incroyable. C’était terriblement fort. On venait à peine d’avoir la télévision, en noir et blanc. Je me souviens des tables rondes avec Álvaro Cunhal [le leader du Parti communiste portugais qui s’était exilé] et Mario Soares [secrétaire général du Parti socialiste, lui aussi exilé, qui sera élu président du Portugal en 1986] devant cet écran, chaussée de Waterloo à Bruxelles. La question prioritaire, pour moi, était de savoir si on pourrait passer des vacances au Portugal, y retourner…

Vous avez pu y retourner assez vite ?

Tout de suite après, pour les vacances d’été de 1974. J’y suis retournée sans ma mère parce que l’amnistie des délits qu’on disait communs, tels que l’adultère, a été plus tardive. J’y suis arrivée en août, j’ai revu mes cousines, tout le monde avait des pin’s avec la faucille et le marteau. Lisbonne était décorée de merveilleuses peintures révolutionnaires qui ont toutes été recouvertes depuis – peut-être qu'une ou deux ont été sauvées mais on a voulu effacer les traces, ce n’était pas considéré comme historique. Tout le monde militait, même les tout jeunes ! C’était comme une respiration, c’était énorme.

Participer à ce documentaire ou, comme vous l’avez fait récemment, au jury de « Drag Race Belgique », participe d’une volonté de vous consacrer à des projets qui font sens pour vous ?

Oui. Je pense que le rendez-vous qu’il ne faut pas louper dans la vie, c’est avec soi-même. Sinon, on n’est pas incarné auprès des autres non plus. Il s’avère que j’ai survécu, davantage en tant que femme qu’en tant qu’artiste, suivant des prises de position qui me semblaient aller de soi mais ne l’étaient visiblement pas à l’époque. Ainsi, il n’y a plus eu de disque « Lio chante Lio » mais Lio chante Caymmi où j’ai dû me battre pendant six ans pour que des gens finissent par le sortir [en 2018] en se pinçant le nez. J’ai existé grâce à la nouvelle génération qui, tout d’un coup, m’a reconnue pour ma parole. J’ai pris conscience que ma parole avait du sens, un poids. Pour mieux nommer les choses et enlever du malheur au monde. Parce que mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde, comme disait Albert Camus. J’ai 60 ans, je suis une sénioresse. Dans l’attente de faire un disque de « Lio chante Lio », je prête ma voix à des sujets et mon visage à des projets qui me semblent importants.

Vous avez dénoncé les violences sexistes et sexuelles bien avant que le sujet soit pris en compte par les médias grand public. Vous étiez une voix forte, mais un peu isolée. Avec ce qu’il se passe récemment, notamment autour du #MeToo du cinéma français, vous vous sentez moins seule ?

Je suis juste heureuse que les choses bougent. Ce n’est pas une question de se sentir moins seule. Je me sens assez seule. Mais pas au point de vue de la sororité. Je ne veux pas qu’on oublie celles qui ont pris tous les risques au départ. Le #MeToo cinéma, ce n’est pas Judith Godrèche seule. C’est, avant elle, Adèle Haenel, qui l’a payé très très cher et je pense que c’est grâce à cette première pierre que Judith Godrèche a aujourd’hui sa parole mieux entendue. Cela n’enlève rien à son combat, mais je ne voudrais pas qu’on dise que ça vient de démarrer. Cela a commencé bien avant mais la France est un pays qui résiste terriblement. Ce n’est pas pour rien que c’est Robespierre le héros.

Votre passage dans l’émission de Thierry Ardisson « Tout le monde en parle » en 2006, où vous parlez de la manière dont Marie Trintignant a été tuée par Bertrand Cantat, a marqué les esprits. Il réapparaît régulièrement sur les réseaux sociaux. Vous estimez qu’il a été fondamental dans votre prise de parole, dans votre parcours ?

Malgré lui. Malgré cet homme [Thierry Ardisson] qui est un manipulateur et que je ne respecte pas.

Vous êtes d’accord avec Christine Angot qui, dans une tribune publiée il y a quelques jours, s’indignait qu’Emmanuel Macron décerne la Légion d’honneur à Thierry Ardisson ? Elle dit percevoir cela comme « une gifle » qui honore « l’humour-humiliation ».

Je n’ai pas lu sa tribune mais fondamentalement dans ce que vous me dites, oui, je suis d’accord. De toute façon, les gifles, ça fait depuis que monsieur Macron est arrivé au pouvoir que Foutriquet nous en fout l’une après l’autre. Maintenant que je sais que ce monsieur ne fait que ça – j’ai aussi entendu ses prises de position sur Gérard Depardieu – je sais qu’il n’a pas de parole, qu’il s’en fout des femmes. Cela représente bien l’état d’esprit de la France par rapport aux violences faites aux femmes et aux enfants, et aux homosexuels et aux personnes trans. La parole se libère mais il faudrait que l’oreille se détende aussi, non ? S’il n’y a pas d’oreille, on peut crier dans le désert très longtemps.

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