pouvoir d'achatComparé aux salaires de Michelin, le Smic est-il « indécent » en France ?

Comparé aux salaires de Michelin, le Smic est-il « indécent » en France ?

pouvoir d'achatMichelin a promis ce mercredi de donner à ses employés des « salaires décents », à chaque fois supérieurs au Smic. Que doit-on en conclure sur le salaire minimum français ?
Un salarié au Smic a-t-il un salaire indécent en France ?
Un salarié au Smic a-t-il un salaire indécent en France ?  -  AndreyPopov de Getty Images /  AndreyPopov de Getty Images
Jean-Loup Delmas

Jean-Loup Delmas

L'essentiel

  • Bonne nouvelle pour les employés de Michelin, leur salaire va devenir « décent », selon les termes du groupe pneumatique, reprenant un concept du « living wage ».
  • Ce revenu amélioré est supérieur au Smic, selon les estimations du « living wage ». De quoi en conclure que notre salaire minimum français est, par effet de corrélation, « indécent » ?
  • Pour 20 Minutes, quatre experts économistes se sont penchés sur cette question, beaucoup plus nuancée qu’il n’y paraît.

Tout roule pour les employés de Michelin (vous l’avez ?). Le groupe de pneumatique vient d’annoncer, ce mercredi, la mise en place d’un salaire « décent » pour ses 132.000 salariés répartis dans le monde, suivant les principes du « living wage » tel que défini par le Pacte mondial des Nations unies. Selon ce concept, un salaire doit permettre « à chaque salarié de subvenir aux besoins essentiels » d’une famille de quatre personnes (alimentation, transport, éducation, frais de santé) mais également de constituer une épargne de précaution et d’acquérir des biens de consommation.

Pour remplir ces conditions, comptez, selon Michelin, 39.638 euros par an de salaire brut à Paris et 25.356 euros à Clermont-Ferrand, siège du groupe. Bien plus que le Smic, qui s’élève à « seulement » 21.203 euros bruts. Ce qui pose fatalement la question : le salaire minimum est-il « indécent » en France ?

Le « living wage », un concept critiquable

« La notion de ''décence'' n’existe pas en économie, tempère Sylvain Bersinger, économiste au cabinet Asterès. C’est un concept sociologique, voire philosophique, mais il n’y a pas de définition stricte. » Même le « living wage », sur lequel s’appuie Michelin, peut être sujet à débat. Certes le Smic ne suffit pas, mais Christine Erhel, directrice du Centre d'Etudes de l'Emploi et du Travail et professeure au Cnam, nuance : « Le ''living wage'' doit garantir au salarié et sa famille un niveau décent, c'est un standard plutôt élevé. » Un standard qui change également selon le lieu d’habitation, comme le montre la différence plus haut entre Paris et Clermont, ce qui est un autre grief.

« Le salaire doit payer le travail et non le cadre de vie »

Clément Carbonnier, codirecteur de l’axe de recherche « Politiques socio-fiscales » du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publique à Sciences Po, attaque à son tour : « certes, la vie est plus chère à Paris, mais est-ce que c’est par le salaire qu’il faut compenser ce genre de différence territoriale. La politique du logement, les services publics n’ont-ils pas cette vocation ? On peut juger que le salaire doit juste payer le travail, et non le cadre de vie. »

Pas de quoi donc clouer notre Smic bleu blanc rouge au pilori, puisqu’on pourrait le qualifier de « franchement pas si pire » (là encore une notion non-économique, vous vous en doutez). Premièrement, il a le mérite d’exister, rappelle Sylvain Bersinger, et d’être indexé à l’inflation afin de conserver au maximum le pouvoir d’achat des plus modestes. Mieux encore, « la France a l’un des salaires minima les plus élevés d’Europe », rappelle Christine Erhel. Un Smic français qui respecte également la doctrine, non obligatoire, de l’Union européenne d’avoir un salaire minimum au moins à 60 % du salaire médian du pays. Autrement dit, d’être au-dessus du seuil de pauvreté. En France, ce dernier est de 1.158 euros par mois en 2024, contre 1.389 euros net le Smic. Tout de même un écart.

La prime d’activité, un désaveu pour le Smic ?

Reste quelques nuances. « La preuve que le gouvernement lui-même trouve le Smic ''indécent'', ou du moins insuffisant, c’est qu’il donne une part de rémunération supplémentaire pour vivre, notamment avec la prime d’activité », estime Clément Carbonnier. Comptez pour un salarié célibataire à temps plein au Smic et touchant les APL, 240 euros par mois, rappelle Gilbert Cette, économiste et professeur à la Neoma Business School : « ce n’est pas négligeable. »

Les politiques publiques se sont d’ailleurs, en partie, concentrées sur le pouvoir d’achat des plus bas salaires. Une étude de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) en juillet 2023 montrait qu’une personne seule a temps plein au Smic a vu son pouvoir d’achat augmenter de 8,7 % entre juillet 2017 et juillet 2022, principalement en raison de l’augmentation de la prime d’activité avec la crise des « gilets jaunes » (+90 euros par mois pour les Français payés au Smic en 2019).

Le Smic, pourquoi pas, la smicardisation, non merci

Mais si le problème était ailleurs ? Dire que le Smic est, en théorie, correct en France « ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problème de pauvreté en France ou de salaires trop bas », reconnaît Christine Erhel. Gilbert Cette enfonce : « le principal facteur de pauvreté, ce n’est pas le salaire horaire, mais la quotité de travail, soit le temps de travail travaillé, notamment en raison du temps partiel, et les charges de famille. » En 2023, 17,4 % des salariés hors apprentis en France (hors Mayotte) travaillent à temps partiel, selon la Dares, avec une forte inégalité entre les genres : plus d’une femme sur quatre contre moins d’un homme sur dix.

Temps partiel ou temps plein, un deuxième écueil demeure : « les derniers rapports du groupe d’expert sur le smic, en 2022 et 2023, montrent que si des salaries échappent au Smic, une part non négligeable y reste durablement », poursuit le professeur. Toutes ces politiques publiques « favorables » au Smic entraînent « une smicardisation de la France », pour Sylvain Bersinger, un concept admis par le gouvernement lui-même. Les salaires modestes se font rattraper par le Smic, quant, pour les entreprises, il devient de plus en plus rentable de proposer que des salaires minimums, en raison des allègements de cotisation. Tant et si bien que les revenus stagnent de plus en plus… de manière indécente ?

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