SociologiePourquoi une partie de l’élite musulmane quitte-t-elle la France ?

« Islamophobie d’atmosphère », discriminations… Pourquoi une partie de l’élite musulmane quitte-t-elle la France ?

SociologieSorti ce vendredi, le livre « La France, tu l’aimes, mais tu la quittes » revient sur les raisons qui poussent certains musulmans à quitter la France
Le livre, coécrit par Alice Picard, Olivier Esteve et Julien Talpin étudie la diaspora musulmane française et les raisons de cet exil.
Le livre, coécrit par Alice Picard, Olivier Esteve et Julien Talpin étudie la diaspora musulmane française et les raisons de cet exil.  - G. Durand / 20 Minutes
Gilles Durand

Gilles Durand

L'essentiel

  • Le livre La France, tu l’aimes mais tu la quittes met en lumière un phénomène de « fuite silencieuse » de l’élite musulmane de France.
  • Dans cette enquête sur plus de 1.000 expatriés musulmans, 71 % des personnes interrogées évoquent « le racisme et la discrimination » et 63 % « la difficulté de vivre sereinement leur religion ».
  • La méthode d’enquête du livre pourrait être contestée car il existe un biais de sélection, mais les auteurs estiment avoir mis le doigt sur une réalité difficile à quantifier faute de statistiques officielles.

L’islamophobie en question. Le livre La France, tu l’aimes mais tu la quittes*, sorti ce vendredi en librairie, met le doigt sur un phénomène jusque-là passé sous silence. Pendant deux ans, trois universitaires, Alice Picard, Olivier Esteves et Julien Talpin, ont enquêté sur la « fuite silencieuse » de l’élite musulmane de France, une diaspora qui échappe aux radars de notre pays.

Leur étude s’appuie sur plus de 1.000 témoignages de personnes nées et qui ont grandi en France, mais qui, un jour, ont choisi de partir. Quasiment toujours la mort dans l’âme. Tous sont de confession musulmane, qu’ils s’appellent Smaïl, Karim, Khalid, Nouria ou encore Emeline. S’ils sont partis, la plupart du temps, c’est pour qu’on « leur fiche la paix avec leur religion », vulgarise un des coauteurs, Olivier Esteves, prof spécialiste du monde anglophone à l’université de Lille.

« Islamophobie d’atmosphère »

Ainsi, il ressort de cette enquête sociologique deux motivations principales pour justifier le départ : 71 % des personnes interrogées évoquent « le racisme et la discrimination » et 63 % avancent spontanément la « difficulté de vivre sereinement leur religion ».

Pour Alice Picard, coauteure et chercheuse, il s’agit d’une « islamophobie d’atmosphère ». « Même si les résultats sont à prendre avec des pincettes, on peut parler d’un racisme anti-arabe, comme on le généralise, dans la mesure où cette minorité devrait rester à sa place. On a l’impression que c’est lorsque ces personnes accèdent à l’ascenseur social qu’elles sont le plus confrontées à des discriminations. »

C’est le cas de Driss**, installé à Montréal, au Canada. « Ici, c’est un peu la mentalité américaine, explique-t-il à 20 Minutes. Tant que vous ramenez de l’argent, tout le monde s’en fiche, vous pouvez afficher votre religion sans gêne. » Sous-entendu, ce n’était pas le cas en France.

Car Driss garde une petite rancœur vis-à-vis de la fonction publique territoriale où il a commencé à travailler. « Malgré mon niveau d’études, j’ai vite compris que je resterais bloqué à un certain échelon, assure-t-il. Je n’étais pas discriminé, mais j’avais des remarques permanentes sur mes origines. »

« J’ai toujours senti un regard méfiant »

Troisième génération d’une famille algérienne, il n’est pourtant pas « du genre à quitter une réunion pour aller faire la prière », mais il pratique le ramadan. « La foi, c’est quelque chose d’intime. » En 2020, juste avec le Covid-19, il décide de s’expatrier au Canada et ne le regrette pas. « Je travaille dans l’informatique avec de grosses responsabilités. En France, ça n’aurait jamais été possible, même pas en rêve. »

Hijab (tenue qui couvre la tête) sur la tête, Laura se souvient : « Je me suis convertie à l’âge de 17 ans au lycée, juste avant d’entrer à l’université ». Jointe par 20 Minutes, elle raconte les craintes de ses parents. « C’était l’époque où beaucoup partaient faire le djihad en Syrie. »

La jeune fille, qui habite aujourd’hui à Londres, se dirige alors vers l’enseignement. « Lors d’un stage pour mon master, la directrice d’une association m’a fait comprendre que je ne pourrais pas garder mon voile lors du stage, raconte-t-elle. Je ne comprenais pas cette interdiction car ma mission était d’enseigner le français à un public migrant dont certaines femmes portaient le voile. »

Afficher sa religion a toujours été problématique pour cette jeune femme âgée aujourd’hui de 27 ans. « J’ai toujours senti un regard méfiant, d’autant qu’on voyait que je n’étais pas maghrébine », poursuit-elle. Depuis qu’elle enseigne dans une école, à Londres, porter le voile passe inaperçue. « Le droit à l’indifférence, précise-t-elle. Certains portent des croix, d’autres la kippa. Ici, la direction met à disposition une salle de prière multiconfessionnelle. »

Méthode d’enquête contestable ?

Des témoignages comme ceux-là, les trois auteurs en ont récolté des centaines. « On a mis le doigt sur une réalité qui est difficile à quantifier car il n’y a aucun chiffre officiel », reconnaît néanmoins Olivier Esteves.

La méthode d’enquête pourrait même être contestée. « C’est vrai qu’il existe un biais de sélection car nous avons lancé notre appel à témoins sur Mediapart, avoue-t-il. Mais nous avons été surpris par l’engouement généré par cette enquête inédite en France. A d’autres de s’en emparer pour faire une étude plus poussée. »

La révocation de l’Edit de Nantes en 1685 avait, en son temps, provoqué une accélération de l’exil d’environ 200.000 protestants du royaume de France. Beaucoup appartenaient à l’élite intellectuelle et cette fuite des cerveaux avait renforcé les pays concurrents économiques de la France. Aujourd’hui, aucune loi française ne discrimine une religion en particulier.

Pourtant, de nombreuses personnes interrogées mettent en avant un climat pesant comme les débats sur le voile ou l’abaya. « Dès qu’il y a un attentat, cette population doit donner, plus que les autres, des preuves d’allégeance à la République et à la laïcité », précise Alice Picard.

Issus du même quartier populaire de Tourcoing, dans le Nord, Laura et Driss assurent avoir vécu le même « arrachement » à quitter leurs proches et leur pays. « Lors de la finale de la Coupe du monde en 2022, je suis sorti avec le drapeau français sur les épaules pour soutenir l’équipe de France, affirme Driss. C’est mon pays. »

* 306 pages, 23 euros, Editions Seuil.

**Prénoms modifiés.

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