ChimieEn Ukraine, Moscou dégaine la chloropicrine pour « créer la surprise »

Guerre en Ukraine : Avec la chloropicrine, la Russie « crée la surprise » pour « réaliser une percée »

ChimieCe mercredi, les Etats-Unis ont accusé la Russie d’avoir fait usage en Ukraine de chloropicrine, un gaz de combat suffocant et interdit par le droit international
Des centaines de kilomètres de tranchées ont été creusées de part et d'autre du front en Ukraine.
Des centaines de kilomètres de tranchées ont été creusées de part et d'autre du front en Ukraine. - D. Smolienko/SIPA / SIPA
Alexandre Vella

Alexandre Vella

L'essentiel

  • Ce mercredi, les Etats-Unis ont affirmé que la Russie avait utilisé des armes chimiques en Ukraine : de la chloropicrine.
  • La chloropicrine est dans son usage agricole un « fumigant », déjà utilisé comme gaz lors de la Première Guerre mondiale.
  • L’ancien général français Vincent Desportes rappelle à 20 Minutes l’utilisation de la chloropicrine dans les conflits et explique pourquoi les Russes ne l’emploient que maintenant.

Après les bombes à sous-munitions ou encore celles au phosphore, la Russie aurait fait usage de gaz de combat en l’Ukraine. Une première. Les Etats-Unis ont, en effet, accusé ce mercredi les forces russes d’employer la chloropicrine, un agent chimique suffocant. Dans son communiqué, Washington ajoute que Moscou se servirait également de gaz antiémeutes. Le tout en violation de la Convention sur l’interdiction des armes chimiques, signée par la Russie.

Mais qu’est-ce que la chloropicrine ? Et pourquoi Moscou l’aurait-il utilisée maintenant ? Eléments de réponse avec Vincent Desportes, ancien général de l’armée de terre française et professeur de stratégie à Sciences Po Paris et à HEC, qui assure que ce ne sont pas les « lois de la guerre » qui retiennent un Vladimir Poutine. Un chef du Kremlin « qui se fout de la communauté internationale et des règles, déjà bafouées plusieurs fois, sachant que le monde ne se rebellera pas, sauf en cas d’usage de l’arme atomique ».

La chloropicrine, c’est quoi ?

Un nom bien chimique qui ne trompe pas. La chloropicrine est connue comme arme de guerre depuis la Première Guerre mondiale, conflit qui consacra les tranchées comme mode de défense. Il s’agit d’un dérivé du chloroforme, autrefois utilisé notamment comme anesthésique dans les hôpitaux et comme conservateur pour la viande. Incolore, la chloropicrine n’anesthésie pas mais provoque des suffocations et des irritations, selon les Instituts nationaux de la santé (NIH) et le manuel de santé et de diagnostics MSD.

Comme pour l’essentiel des gaz de combat, l’usage premier de la chloropicrine est agricole : c’est ce qu’on appelle un « fumigant ». C’est-à-dire un liquide qui se transforme en gaz toxique au contact de l’air ou de l’eau. Dans l’agroalimentaire, ce pesticide est employé, aujourd’hui encore, pour prévenir certaines maladies des plantes. Interdite en France par arrêté ministériel depuis 1991 (mais soumise à autorisation de mise sur le marché), la chloropicrine est appliquée en amont des plantations, en injection dans le sol dans lequel elle se transforme en gaz, afin de débarrasser la terre des organismes jugés nuisibles et des éventuelles maladies, comme la gale des pommes de terre.

Comment la chloropicrine a-t-elle été utilisée en Ukraine ?

« Concernant les gaz de combat, il faut voir déjà sur qui ils sont tirés pour comprendre l’effet désiré. Lorsqu’ils visent des civils, c’est un effet d’effroi qui est recherché. Tirés sur une tranchée, c’est afin de poursuivre un objectif opérationnel », introduit auprès de 20 Minutes Vincent Desportes. Et selon les Etats-Unis, c’est bien le second objectif qui est visé, avec un emploi sur le front qui « n’est pas un incident isolé ». « Les gaz servent à atteindre des cibles que des obus ne parviennent pas à toucher, dans des tranchées par exemple. Ensuite, vous envoyez rapidement une unité protégée contre les gaz pour nettoyer la zone », explique le général.

« L’utilisation de ces produits chimiques n’est pas un incident isolé sur les théâtres d’opérations et est probablement motivée par le désir des forces russes de déloger les forces ukrainiennes de positions fortifiées et de réaliser des avancées tactiques sur le champ de bataille », a de son côté écrit le département d’État américain.

Enfin, selon le Vincent Desportes, « l’utilisation d’armes chimique ne pourra être que momentanée, car après les armées se protègent. L’effet recherché est la surprise, et pour surprendre et espérer réaliser une percée et débloquer une situation, il faut du nouveau », avance encore l’ancien général.

Alors pourquoi Moscou a-t-elle dégainé la chloropicrine maintenant ?

Parce que pour la Russie, la nouveauté serait donc la chloropicrine. Une arme contre laquelle les soldats ukrainiens ne semblent pas si bien protégés relève notre expert : « dans les images qui nous parviennent, je n’ai pas vu beaucoup de soldats ukrainiens équipés de masque à gaz. » Aussi, et même lorsque les gaz ne tuent pas, « ils mettent hors combat plusieurs jours une unité qui doit ensuite passer à la décontamination – un procédé très lourd et qui vaut aussi pour les assaillants. Ce qui explique là aussi que l’usage de la chloropicrine ne peut être que momentané. »

Et si les Etats-Unis disent vrai, la Russie aura toutefois attendu plus de deux ans après le début de la guerre en Ukraine, qui s’est rapidement transformée en guerre de tranchées, pour faire l’usage d’un agent chimique. Une question de « timing », selon le général : « la Russie est actuellement dans une dynamique positive, mais ses moyens ne sont pas infinis. Et s’ils avaient dit avoir détruit leur stock d’armes chimiques, évidemment qu’ils ne l’ont pas fait. Et les vieux gaz sont toujours bons. »

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Aussi, et alors que les réserves en armes, munitions et matériels des Ukrainiens sont au plus bas, « la Russie essaie d’en profiter pour réaliser une percée. Ils disposent d’un créneau de quelques semaines d’ici à la livraison d’armes américaines ». Le général Vincent Desportes note également que « la doctrine militaire russe a toujours considéré un usage offensif des armes chimiques. C’était le cas déjà du temps du pacte de Varsovie », le pendant soviétique à l’Otan.

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